Nouvelle 4 :
Ritournelle
#lecturealamaison
Clarence aime les fleurs, les squares sous la pluie et… une chanson de Mouloudji qu’elle fredonne à l’envi…
Une pluie fine perlait sur les lunettes de Clarence. De son banc elle distinguait vaguement la forme des deux demi-sphères de la fontaine du square Marcel-Mouloudji dans le 19e arrondissement.
Elle hésitait à essuyer ses lunettes. Comme si les perles de pluie lui offraient le flou dont elle avait besoin aujourd’hui pour appréhender la réalité.
Et aujourd’hui était un grand jour pour Clarence. Longtemps elle l’avait attendu ce jour-là. Souvent elle en avait rêvé, si bien qu’elle avait du mal à réaliser que ce jour était enfin arrivé.
Assise sur le banc mouillé dans son imperméable à capuche, elle étrennait aujourd’hui une nouvelle robe achetée la veille pour l’occasion. Elle avait été longue à choisir la couleur. Pas de jaune. Elle ne voulait pas ressembler à un citron. Pas de noir. Trop sévère et un brin trop solennel. Et surtout pas de blanc. Trop festif.
Indécise sur les robes unies, elle avait finalement choisi une robe en coton dans les tons vert tendre avec des petits motifs de flamants roses qui peuplaient toute la surface du tissu. Jamais encore elle n’avait eu l’audace de porter du rose vif sur du vert.
Mais aujourd’hui Clarence avait toutes les audaces. Et sous l’imperméable très strict, les petits flamants roses attendaient de faire leur effet.
Clarence aussi attendait. Et elle n’arrivait pas à se débarrasser de la musique qu’elle avait dans la tête depuis quelque temps. Une de ces mélodies entêtantes qui ont le chic de se graver dès la première écoute dans la mémoire auditive. Sans doute l’avait-elle trop longtemps fredonnée. Un matin en buvant son café, elle l’avait entendue d’une oreille distraite à la radio. Le caractère obsédant de la mélodie et des paroles l’avait prise au piège avant même qu’elle ne s’en rende compte. Depuis elle ne pouvait plus s’en défaire malgré tous les efforts qu’elle avait déployés. Par exemple écouter d’autres chansons et les chanter à tue-tête. Toujours l’autre chanson revenait à la charge comme pour lui signifier qu’il y avait de bonnes raisons à cette obsession-là.
Et Clarence ne pouvait s’empêcher de fredonner malgré elle les paroles désormais familières qui défilaient en boucle dans sa tête. Assise sur son banc elle attendait et fredonnait.
L’amour, l’amour, l’amour… dont on parle toujours… l’amour c’est un printemps craintif… une lumière attendrie… une rafale de vent… une feuillée de lune…
C’est à cause de la chanson qu’elle se retrouvait aujourd’hui à attendre sur un banc du square Marcel-Mouloudji. Avant d’avoir entendu la chanson à la radio, elle ne connaissait rien du chanteur. Pas même son nom. Elle l’avait découvert en faisant des recherches sur cet air qui avait eu sur elle un impact fulgurant et une emprise quasi hypnotique. Et elle n’aurait su dire précisément pourquoi. La voix douce et enveloppante, la mélodie très simple à la façon d’une ritournelle, les paroles un peu mystérieuses et poétiques. Ou peut-être parce que l’auteur faisait rimer amour avec toujours.
L’amour, Clarence ne savait pas avec quoi le faire rimer dans sa vie. Aucun mot. Aucun visage. De l’amour, elle avait bien quelques représentations en tête. Et elle s’y accrochait pour ne pas perdre pied. Elle écoutait des chansons d’amour, regardait des films d’amour, lisait des romans d’amour. Parfois au hasard de ses promenades, il lui arrivait même de rencontrer des amoureux. Alors elle s’arrêtait un court instant pour les observer du coin de l’œil. Et elle se demandait toujours comment faire pour apprendre les gestes et les paroles qu’elle surprenait au hasard de ses promenades.
À 37 ans Clarence avait atteint un seuil dans sa vie. Seuil de saturation ou seuil d’alerte, elle ne savait plus trop bien. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle devait franchir ce seuil si elle ne voulait pas passer le restant de sa vie derrière la porte, ou le nez collé à la vitre, à écouter et regarder les autres s’aimer.
Dans son métier aussi elle écoutait et regardait les autres s’aimer. Quand elle préparait les commandes de bouquets de ses fidèles clients du quartier et qu’elle y agrafait les mots doux que les amoureux inspirés lui avaient dictés au téléphone. Parfois des clients lui demandaient son avis sur le poème improvisé, et toujours elle savait leur venir en aide grâce à ses souvenirs de lecture. Elle savait conjuguer le verbe aimer pour les autres, mais pas à la première personne. Jamais encore la vie ne lui avait donné l’occasion d’entrer dans la ronde des amoureux. Restée trop longtemps à l’extérieur, Clarence la regardait tourner sans elle.
Lorsqu’elle avait commandé l’enseigne pour sa boutique de fleurs quinze ans plus tôt, l’artisan avait tiqué devant les mots qu’elle avait choisis pour sa devanture. Bien trop de mots à son avis. Il lui avait expliqué qu’il aurait du mal à faire tenir tout ça techniquement dans une enseigne lumineuse standard. Il avait bien insisté pour qu’elle supprime un ou deux mots. Mais Clarence tenait à tous les mots qu’elle avait choisis pour son enseigne. Et elle l’avait vu se renfrogner quand elle lui avait précisé qu’elle voulait une petite marguerite partiellement effeuillée en guise de point sur les deux lettres i.
Aujourd’hui encore l’enseigne attirait les regards des passants. Elle prenait presque toute la largeur de la devanture. À la tombée du jour chaque mot clignotait alternativement, si bien que certains passants s’arrêtaient pour voir défiler tous les mots à la suite.
Mais en l’espace de quinze ans jamais personne n’était entré dans sa boutique pour lui faire remarquer qu’il manquait des mots sur son enseigne. Jusqu’à la semaine dernière. Un client avait franchi le seuil de la boutique avec un stylo et un petit carnet à la main. Clarence avait d’abord pensé qu’il rédigeait un mot d’accompagnement pour un bouquet à faire livrer. Et quand elle lui avait demandé s’il avait trouvé son bonheur parmi les bouquets préparés, il lui avait répondu spontanément.
— Pas du tout…
— Pardon… ?
— Pas du tout. Il manque les mots « pas du tout » sur votre enseigne. Quand on effeuille la marguerite on dit… Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie,… pas du tout ! Non ?
— Ah… oui… les mots de l’enseigne ! C’est vrai, j’ai choisi de ne pas mettre la fin. C’était… euh… l’ensemble était trop long pour faire tenir techniquement l’intégralité du message sur une ligne. C’est ce que m’a expliqué l’artisan qui m’a installé l’enseigne à l’époque.
Mais Clarence sentait bien que ses explications techniques n’avaient pas convaincu ce client décidément très curieux. Il continua donc sur sa lancée.
— Alors vous avez laissé la technique décider du nom de votre jolie boutique de fleurs ?
— Eh bien…en fait… je trouvais que sept mots… ça suffisait comme ça.
— Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ! c’est joli et plutôt encourageant pour les clients… C’est vrai que rajouter à la fin… pas du tout… c’est un peu raide!
— Oui… un peu raide… comme… comme une chute quand on tombe de haut.
— Mais quand on tombe, on se relève ! Non ? C’est bien ce qu’on nous enseigne dès qu’on apprend à marcher ! Les bobos après les chutes, on met des sparadraps dessus et puis ensuite ça cicatrise…
— Euh… oui, bien sûr…
— D’ailleurs au lieu d’aller acheter des sparadraps on peut aussi aller acheter… des fleurs. Vous ne pensez pas ?
Clarence avait été quelque peu décontenancée par la tournure qu’avait prise la conversation avec ce client au regard malicieux. Il lui avait finalement acheté un petit bouquet de renoncules blanches. Quand elle lui avait demandé si c’était pour offrir, il lui avait dit qu’il voulait simplement fêter le début du printemps. Elle lui avait enveloppé le bouquet dans du papier de soie pourpre et avait agrafé la petite carte du magasin avec la ritournelle écourtée. L’air ravi, il avait quitté la boutique en fredonnant un peu, beaucoup, passionnément, à la folie…
La semaine suivante il était revenu dans la boutique avec une demande un peu particulière.
— Aujourd’hui je voudrais des sparadraps de toutes les couleurs. Ma mère m’en achetait quand j’étais petit, et les bobos cicatrisaient beaucoup plus vite !
Clarence n’avait pu s’empêcher de rire de bon cœur, et tous deux avaient passé beaucoup de temps à choisir les couleurs du bouquet aux mille vertus.
Depuis, il avait pris l’habitude de passer une fois par semaine pour choisir des fleurs fraîchement coupées et composer un bouquet de toutes les couleurs. Il passait tous les vendredis soirs juste avant la fermeture de la boutique, de sorte que Clarence pouvait s’occuper exclusivement de ce dernier client qui profitait avec un plaisir manifeste de la disponibilité de sa fleuriste.
Au fil des semaines Clarence s’était surprise à attendre le rituel du vendredi soir avec un brin de joie anticipée. Au fil des bouquets qu’ils confectionnaient à deux, ils conversaient de choses anodines et légères. Le choix des fleurs et des couleurs les embarquait dans des conversations à bâtons rompus sans qu’aucun d’eux ne se soucie de l’horaire de fermeture de la boutique.
Quand elle l’avait attendu en vain vendredi dernier avant de fermer tardivement sa boutique, elle avait réalisé qu’il avait pris une place un peu particulière parmi ses fidèles clients. Une place qui rythmait sa semaine et lui donnait un repère familier. Un repère stable qui l’aidait dans la chronologie des jours qui avaient chacun une priorité.
Le lundi, jour de fermeture, elle vaquait aux courses et aux tâches ménagères dans son petit appartement situé au-dessus de la boutique. Le mardi était principalement consacré à la réception des livraisons du grossiste. Le mercredi et le jeudi elle confectionnait les nouveaux bouquets et les arrangements. Le vendredi matin elle préparait les commandes du samedi. Le vendredi après-midi elle renouvelait la décoration de sa vitrine. Et quand arrivait son client du vendredi soir, elle savait que cette petite parenthèse l’aiderait à rythmer la semaine suivante avec un délicieux petit plaisir d’anticipation. Le samedi elle était très occupée avec ses nombreux clients du quartier. Et le dimanche était consacré à ses promenades dans Paris, au gré de l’humeur et du temps, à regarder les couples qui marchaient main dans la main.
En ouvrant la boutique le lundi qui avait suivi l’absence de son client du vendredi, elle avait trouvé un petit bristol glissé sous la porte de la boutique. En le ramassant, elle avait d’abord pensé à une publicité. Or c’était une petite carte de visite avec quelques mots griffonnés à l’encre bleue, et d’autres à l’encre rouge. « Pas du tout… eu le temps de passer vendredi. Même pas… un peu… samedi. Et dimanche le bouquet m’a… beaucoup… manqué. A vendredi prochain. Nicolas »
Elle avait relu plusieurs fois le drôle de petit message qui l’avait amusée. En haut de la carte elle avait découvert les coordonnées du mystérieux client. Il s’appelait Nicolas Moreau et habitait rue des Bonnes-Gens dans le 17e arrondissement, à quelques rues de sa boutique.
Et quand il avait franchi le seuil de la boutique le vendredi suivant, peu avant la fermeture, Clarence avait éprouvé un intérêt tout neuf pour son métier. Ils mirent tous deux un soin particulier à composer le nouveau bouquet qui avait gagné en volume et en variété. Quand il régla la facture, il lui demanda simplement si elle avait des projets pour dimanche. Spontanément elle lui répondit que le dimanche elle aimait se promener dans Paris. Il lui demanda alors s’il pouvait l’accompagner ce dimanche dans sa promenade. Sa demande simple et directe l’avait tellement surprise qu’elle ne sut d’abord quoi lui répondre. C’était la première fois que quelqu’un lui proposait de l’accompagner dans ses promenades dominicales. Comme il attendait une réponse, elle lui dit qu’elle aimait partir à la découverte des squares, et qu’elle avait prévu de se rendre ce dimanche au square Marcel-Mouloudji dans le 19e arrondissement. Qu’il pouvait la rejoindre au square en début d’après-midi. Au moment de franchir le seuil de la boutique, il se retourna en pointant le bouquet sur sa poitrine.
— Au fait, moi c’est Nicolas. Et vous ?
— Clarence.
— Alors à dimanche, Clarence !
Aujourd’hui c’était dimanche. Et Clarence attendait Nicolas. Elle se demandait comment elle allait faire aujourd’hui avec Nicolas qui ne venait pas la rejoindre pour lui acheter des fleurs. Saurait-elle quoi lui dire hors de la boutique ?
Elle était arrivée au square vers 14 heures. Ça faisait bientôt une heure qu’elle attendait. Mais l’attente ne lui pesait pas. Elle aimait bien cette attente-là. Même si elle se disait que la pluie fine avait peut-être fini par décourager le promeneur. Le square était désert, et s’il ne devait pas venir, elle apprécierait quand même chaque instant de cette attente qui n’avait rien de bien compliqué. Comme l’attente du vendredi soir. Une attente familière, presque douce. Une attente sans enjeu majeur et qui lui procurait une sensation de légèreté. Juste une petite attente toute douce qui faisait du bien à l’intérieur.
Elle savourait tranquillement l’attente sous la pluie fine de printemps, quand elle sentit soudain quelque chose lui effleurer l’épaule. Elle se retourna et derrière le banc se tenait une silhouette sous un grand parapluie. Enfin elle enleva ses lunettes qui l’empêchaient de distinguer quoi que ce soit.
Le visage familier lui souriait et la voix malicieuse lui demanda :
— Alors comme ça on aime la pluie ?
— Oui. La pluie de printemps qui sent le vert tendre.
Il contourna le banc pour venir s’assoir à côté d’elle. D’une main il tenait son parapluie au-dessus de leurs têtes et de l’autre il lui tendit un petit bouquet. Des marguerites. Clarence n’avait pas l’habitude qu’on lui offre des fleurs. C’est elle d’habitude qui composait et emballait avec soin les bouquets qu’on offrait aux autres. Et elle éprouva pour la première fois ce qu’on ressent quand on reçoit des fleurs. Longtemps elle s’était demandé quelle sensation ça faisait exactement de recevoir des fleurs. Et elle comprit que la joie qu’on pouvait ressentir était en partie liée à l’effet de surprise. Un bouquet, on ne s’y attendait pas forcément. Souvent c’était une surprise. Et aujourd’hui la surprise était totale. Le choix des fleurs aussi avait son importance pour le destinataire du bouquet. Et le choix de ces fleurs lui donnait aujourd’hui la sensation d’être reconnue par un autre. Un petit bouquet composé avec soin lui était aujourd’hui personnellement destiné et remis en mains propres. Des marguerites, comme un joli clin d’œil. Elle se concentrait sur ces sensations nouvelles pour n’en perdre aucun détail et les trouva tout simplement délicieuses. Comme des petites bulles qui montaient en elle et lui procuraient une légère sensation d’ivresse.
— Merci. Je ne savais pas que c’était si agréable de recevoir des fleurs.
— Oui, j’imagine. Le proverbe dit bien que c’est le cordonnier le plus mal chaussé ! Mais n’ayez crainte, on ne va pas s’amuser à effeuiller les marguerites !
Elle ne put s’empêcher de sourire en repensant à la raison qui lui avait fait pousser la porte de la boutique la première fois, et aux premiers mots qu’il avait prononcés devant elle. En l’écoutant plaisanter sur les marguerites, elle se remémora un rituel de son enfance.
— Quand j’étais petite on s’amusait à effeuiller les premières pâquerettes au square avec mes copines.
Mais toujours on trichait en s’arrangeant pour ne pas faire coïncider le dernier pétale avec les mots « pas du tout ». Personne n’était dupe mais tout le monde jouait le jeu !
— Parfois c’est bon de tricher quand il y a de bonnes raisons de le faire.
— On voulait toutes gagner en effeuillant le dernier pétale avec les mots… « à la folie » ! Et comme ça collait rarement, je crois bien qu’il ne restait plus de pâquerettes à force de tenter notre chance sans jamais y arriver !
— Et quelques années plus tard vous êtes devenue… fleuriste en bannissant à tout jamais les mots… « pas du tout »… de la fichue ritournelle !
Clarence s’entendait rire si facilement qu’elle se fit l’effet d’être un peu pompette. Elle se demanda un instant si les fleurs avaient toutes ce pouvoir enivrant sur les femmes. Elle n’aurait jamais cru qu’il était si facile de bavarder lors d’un rendez-vous sur un banc de square. Elle n’avait même pas besoin de chercher sa réplique. Tout se passait sans effort.
La pluie avait cessé de tomber, et des bruits d’enfants emplissaient le square. Une petite fille à vélo s’amusait à tourner en cercles de plus en plus serrés autour de leur banc. Elle fixait le bouquet de Clarence et lâcha soudain d’une main son guidon pour les montrer tous deux du doigt en scandant très fort « Oh les amoureux, oh les amoureux ! », avant de rejoindre son père qui lui fit la leçon.
Et avant de comprendre ce qui lui arrivait, Clarence se retrouva dans les bras de Nicolas qui lui chuchotait quelque chose à l’oreille. Un petit secret qui la fit entrer comme par enchantement dans la ronde. Sept mots magiques dont la pudeur laissait augurer un printemps rempli d’autres secrets et de feuillées de lune.
— Un peu, beaucoup, passionnément … et sans tricher !
Et sous son imperméable Clarence sentit à cet instant précis s’envoler avec elle les petits flamants roses vers une contrée inconnue et longtemps rêvée.