Nouvelle 8 :
Prem's

#lecturealamaison

Anastasie a la manie de vouloir être la première dans les files d’attente. Un jour elle va déchanter… !

Arc-boutée contre les rafales du noroît à fixer ses chaussures Mephisto –modèle Christy–, Anastasie courait plus qu’elle ne marchait. On aurait dit un trotteur qu’on bride pour l’empêcher de basculer dans le galop.

Aujourd’hui comme tous les autres jours son allure oscillait entre le grotesque et le sublime. Ce lundi matin elle trottait –se retenant tout juste de galoper– à la messe de 8 heures. Elle était partie de chez elle à 7h30 car elle mettait un quart d’heure à parcourir à vive allure le kilomètre qui séparait sa petite maison de l’église du village.

Essoufflée, elle franchissait chaque matin le porche de l’église à 7h45 et avait un quart d’heure pour reprendre son souffle et s’éponger le visage sous le regard compatissant du premier martyre, une statue en plâtre aux couleurs pastel qui s’écaillaient sous l’effet de l’humidité.

La première à entrer dans l’église, Anastasie choisissait invariablement la première chaise à gauche dans le premier rang à droite. Et quand enfin elle s’asseyait la première sur sa chaise du premier rang, elle vivait un moment de contentement suprême. Un soupir d’aise très sonore emplissait alors la petite église encore déserte.

À 64 ans Anastasie avait rejoint son village natal de la Côte d’Émeraude sitôt qu’elle avait pu partir en retraite. Après 44 ans de bons et loyaux services au pensionnat de jeunes filles du Sacré-Cœur de Dinan, l’ancienne institutrice de l’École Normale savourait sa nouvelle liberté de trotter où bon lui semblait.

Et son premier investissement de retraitée avait été une paire de derby Mephisto en veau rouge foncé, modèle Christy. La semelle intérieure Soft-Air –souple, flexible et durablement élastique– réduisait les chocs et lui assurait grâce à une technique innovante un confort optimal, et par tous les temps une impeccable adhésion au bitume.

Tous les soirs elle les cirait et les faisait briller avec une vieille chaussette en mohair avant de les ranger religieusement sur le paillasson intérieur de la porte d’entrée. Le bout pointant vers la sortie, les lacets soigneusement enroulés à l’intérieur, toujours fin prêtes pour un nouveau départ. Car le premier plaisir matinal d’Anastasie était d’enfiler ses chères Mephisto. Ainsi chaussée, elle trottait tous les matins à la boulangerie en haut de la côte et avait alors cinq minutes pour attendre l’ouverture de 6h30. Entrer la première dans la boulangerie lui procurait le même plaisir secret qu’entrer la première à l’église. Avoir chaque matin la primeur des lieux lui donnait un formidable sentiment de victoire qui perdurait toute la journée. Et pour que son bonheur quotidien fût parfait, il fallait aussi qu’elle soit la première à aller communier. Comme si la première hostie distribuée, ou le premier pain vendu, avaient plus de valeur que les suivants. Une plus-value qui lui était devenue indispensable pour inaugurer chacune de ses journées.

Forte de ces nourritures reçues aux aurores, elle pouvait ensuite vaquer sereinement dans son quotidien. Par exemple s’adonner à sa passion des mots croisés –force cinq–, et surtout pas de mots fléchés qu’elle laissait aux dilettantes , ou s’occuper de ses herbiers hérités de sa grand-tante Solange et qu’elle complétait depuis 40 ans, les chérissant comme les enfants qu’elle n’avait pas eus, faute de mari.

Dès son arrivée au village elle avait été remarquée par la boulangère et par le prêtre pour son assiduité et sa ponctualité. Mais aussi pour sa fâcheuse tendance à doubler les personnes qui avaient la mauvaise idée de se présenter devant elle à la boulangerie ou à l’église, les rares fois où ça arrivait.

Un jour de novembre où une crampe au mollet lui avait valu cinq minutes de retard, elle avait été saisie de panique en voyant de loin quelqu’un qui attendait déjà devant la boulangerie. Redoublant de détermination, elle accéléra le pas et fut saluée par le peintre du bourg adossé à sa camionnette. Fusillant le malotru du regard, elle réfléchissait à toute vitesse pour trouver un stratagème qui lui sauverait sa journée en entrant la première dans la boutique. Elle fit alors mine de regarder à l’intérieur en se collant à la vitrine où la boulangère disposait ses gâteaux. La main en visière tout contre la vitrine, elle feignait de s’intéresser aux pâtisseries, alors qu’elle n’avait qu’une idée en tête, entrer la première pour acheter le premier pain qui sortirait de la boutique. Mine de rien, elle glissa ainsi jusqu’à la porte vitrée, essuyant au passage la rosée du petit matin. Et lorsque le peintre lui fit une remarque, elle décida de rester stoïque. Non mais!

— Faut pas vous impatienter comme ça, elle va pas tarder à ouvrir, la boulangère!

Imperturbable, Anastasie resta le nez collé à la porte vitrée, décidée à ignorer l’importun.

Et quand la boulangère vint enfin mettre fin à son calvaire, elle faillit s’étaler de tout son long sur le carrelage, tant son corps appuyait contre la porte. Mais le pain avait eu ce matin-là un goût particulièrement savoureux pour Anastasie qui se disait qu’elle l’avait échappé belle.

Pas comme la semaine précédente où la boulangère avait eu l’audace d’ouvrir avant l’heure à la brigade des trois éboueurs très matinaux et apparemment très affamés. La journée d’Anastasie en avait été ruinée. Le pain avait eu un arrière-goût incommodant et lui était resté toute la journée sur l’estomac. Depuis elle considérait les éboueurs comme des tricheurs. Et quand elle les avait croisés sur le pas de la porte en train de mordre à belles dents dans leur sandwich, elle les avait fusillés du regard en lâchant par dépit un «non mais…!» assez sonore pour laisser les pauvres bougres sans voix.

Quant au prêtre, il avait dû lui faire les gros yeux le jour où elle s’était mise à doubler la mère Ducouedic qui avait eu la mauvaise idée de quitter avant elle sa chaise du premier rang à gauche. Mais grâce au formidable maintien latéral de ses Mephisto, Anastasie avait effectué un impeccable petit saut de côté dans la file, avant de se rebattre juste devant la canne qui tentait de lui obstruer le passage.

Ce matin elle gardait la mère Ducouedic dans sa ligne de mire et prenait fermement appui dans ses Mephisto à chaque fois que la petite assemblée se levait, fin prête à bondir le moment voulu.

Quand elle se rassit pour écouter l’Évangile du jour, elle lissa sa jupe en tweed et contempla un moment ses souliers. Elle dut faire un effort sur elle pour s’arracher à sa contemplation et se concentrer sur l’Évangile dont elle ne manquait jamais une miette. Elle aimait la belle langue des textes bibliques et vouait une admiration sans borne aux psaumes qui constituaient selon elle la plus admirable des poésies.

Aujourd’hui le prêtre lisait dans Matthieu la parabole des Ouvriers de la onzième heure. Comme ça faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas entendue, elle redoubla d’attention, épluchant machinalement les petites peluches de sa jupe. Quand le prêtre arriva à la fin de l’Évangile, il marqua une pause, se tournant ostensiblement vers sa paroissienne du premier rang à droite. Alors seulement il prononça d’une voix grave les dernières paroles en la regardant droit dans les yeux.

— Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers.

Passablement sonnée, Anastasie eut recours à un réflexe de cruciverbiste. Elle conjura mentalement la définition des deux mots clés qui avaient eu sur elle l’effet d’une gifle sur chaque joue.

Dernier: Qui vient après tous les autres dans un ordre.

Premier: Qui vient avant tous les autres dans un ordre.

Alors que le prêtre levait bien haut le livre des Écritures, elle se laissa lourdement retomber sur sa chaise qui gémit sous son poids. Incapable de se concentrer sur la brève homélie, elle eut ensuite toutes les peines du monde à se relever pour réciter le Credo. Quand elle prononça les deux dernières phrases –Et expécto resurrectiόnem mortuόrum. Et vitam ventúri sǽculi– sa voix se mit à chevroter malgré elle. Affluèrent alors dans son cerveau plein d’imagination des images de foules, de files et de queues où elle se voyait reléguée à la toute dernière place pendant que tous les autres franchissaient un portail doré qui se refermait quand venait enfin son tour.

À genoux pendant la consécration, le visage dans les mains, elle ne cessait de retourner dans sa tête la logique paradoxale sur les premiers qui devenaient les derniers. Et elle n’arrivait pas à comprendre comment cette sentence avait pu lui échapper jusqu’à ce jour. Mais ce matin enfin elle l’entendait d’une oreille nouvelle. Elle se dit que tout compte fait il n’était jamais trop tard pour comprendre un précepte et qu’elle allait de ce pas en tirer les enseignements nécessaires pour ne pas mettre définitivement en péril son entrée au Paradis.

Et sa nouvelle résolution lui vint comme une idée fulgurante en se relevant après l’Agnus Dei. Quand le prêtre invita la modeste assemblée à se présenter devant lui pour recevoir la communion, Anastasie se mit à marcher vers le fond de l’église en empruntant l’allée latérale. Au moment de bifurquer dans l’allée centrale, elle se força à ralentir le pas pour laisser le temps aux douze paroissiens présents de la précéder. Quand elle fut certaine d’être la dernière à se présenter devant le prêtre, alors seulement, magnanime, elle s’autorisa à communier.

Dès lors les Mephisto d’Anastasie connurent un rythme moins endiablé. Elle avait appris à ralentir son allure pour aller à la messe le matin, et s’arrangeait même pour entrer la dernière dans l’église. Mais pour la place, elle conservait sa chaise du premier rang à droite, puisque l’usage voulait que les premiers rangs arrivent par le fond de l’église pour se présenter en dernier devant le prêtre.

Elle s’étonna de ne pas être trop perturbée par le grand chamboulement dans ses rituels. Ses journées lui paraissaient même plus sereines depuis qu’elle s’était coltinée à la casuistique et y avait trouvé une solution à son cas de conscience. D’autant plus qu’elle avait aussi changé ses habitudes à la boulangerie. C’est cinq minutes avant la fermeture qu’elle se présentait désormais, magnanime, devant la boulangère qui veillait cependant à lui mettre de côté sa demi-baguette quotidienne pour lui éviter la mésaventure du samedi précédent. Qu’elle reparte bredouille, puisqu’à cette heure tardive les rayons étaient généralement vides. Et cette fois-là elle était repartie avec des biscottes. Pas mauvais, avait-elle pensé après avoir émietté une biscotte dans son œuf à la coque au dîner.

Deux semaines après s’être convertie au nouvel ordre de passage, Anastasie trottait d’un pas léger à la boulangerie pour se présenter juste avant la fermeture. Alors qu’elle arrivait en haut de la côte, elle vit une fillette, un filet à commissions dans la main, qui sortait de la maison surplombant le rond-point. À l’intérieur du filet en coton pendouillait un porte-monnaie. La fillette ne marchait pas. Elle sautillait allègrement en changeant de jambe d’appui à chaque pas et balançait les bras en cadence pour se donner de l’élan, faisant danser son filet dans les airs.

Alors qu’Anastasie se trouvait à cinq mètres derrière la fillette, elle sentit soudain de furieux picotements dans les pieds. Elle aussi se mit à changer de jambe d’appui à chaque pas, se calant sur le rythme de la fillette. Mais n’y tenant plus, elle s’élança à son tour dans un majestueux galop alterné et en ressentit une joie instantanée. Arrivée à hauteur de la fillette, elle lui lança un regard où on pouvait lire la fierté de ses cabrioles. A quelques mètres de la boulangerie, elle accéléra l’allure du galop et crut un moment qu’elle volait dans ses Mephisto.

En doublant la fillette, Anastasie ne put s’empêcher de lui lancer au passage un cri de victoire jubilatoire qui lui démangeait la langue depuis deux semaines.

— Prem’s!

A cet instant précis résonna dans sa mémoire de jeune fille consacrée à la Vierge Marie l’Exultate Jubilate de Mozart. Et le brillant final sur l’Alléluia s’échappa comme par miracle de sa gorge en vocalises triomphantes, au moment où la boulangère, affolée, la regardait franchir au galop alterné le seuil de sa boutique, suivie de près par une jeune émule.

— Mais sapristi…! Et quoi encore…?! Vous l’aurez votre pain, alléluia! Moi aussi je sais faire le cheval qui hennit alléluia. Ça mange pas de pain, ma pauvre dame!