Nouvelle 7 :
Les mains dans le cambouis

#lecturealamaison

Mouloud, l’as de la mécanique, aime ausculter et réparer les moteurs. Dans sa vie il n’a qu’une peur : croiser le regard des filles et leur adresser la parole. Comment va-t-il arriver à surmonter sa peur ?

À 26 ans Mouloud était puceau. Dans sa bande de copains il faisait figure d’exception, et ses copains ne rataient d’ailleurs jamais une occasion de le lui rappeler. Ça commençait toujours par la même question.

— Oh, Mouloud, mon frère, ne vois-tu rien venir…?

Et ça finissait en chœur, toujours avec la même rengaine.

— Le chevalier Mouloud ne voit toujours rien venir, que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie!

 

Ce qui équivalait à claironner que Mouloud était toujours puceau. Et même si ça l’agaçait, Mouloud prenait ça plus comme une marque d’affection que comme une brimade.

Passionné de mécanique, il avait fait un CAP en maintenance des véhicules automobiles et avait trouvé très vite un CDI chez un garagiste indépendant que connaissait son père dans le 20e arrondissement. Le Garage des Maraîchers était rapidement devenu sa deuxième demeure où il ne comptait pas ses heures qu’il passait sous le ventre des voitures en attente de réparation. Le jeune surdoué en mécanique avait rapidement contribué à la nouvelle renommée du garage. Le bouche-à-oreille avait vite fait le tour des environs, de sorte que les clients insistaient pour que ce soit Mouloud qui s’occupe de leur voiture, depuis qu’il avait réussi à réparer dans un temps record la boîte de vitesses défectueuse de la voiture de collection du patron, une Ford Mustang 1967, pour laquelle il n’existait plus de pièces de rechange. Mais quand Mouloud avait jeté son dévolu sur une voiture, il trouvait toujours une solution à la panne. Il avait donc fabriqué les pièces, introuvables sur le marché de l’occasion. Depuis on le surnommait Le chirurgien, autant pour sa dextérité que pour son expertise. Son établi ressemblait d’ailleurs à un chariot de salle d’opération tant il mettait de soin à préparer ses outils avant une intervention. Et les gauloiseries de sa bande de copains lui arrachaient malgré lui des sourires de grand timide.

— Dis donc Mouloud, au lieu d’avoir les mains dans le cambouis à ausculter et palper les moteurs, tu devrais exercer tes talents dans un autre domaine!

Mais Mouloud ne connaissait pas grand-chose au domaine des femmes. Pour lui un univers totalement inconnu auquel sa timidité ne lui avait jamais donné accès. Lui qui n’osait pas regarder les femmes, il se contentait d’en rêver. Les filles qu’il croisait et qu’il trouvait jolies, il s’imaginait leur adressant la parole pour les inviter à prendre un café. Une chose qu’il était incapable de faire dans la vie, pour la simple raison que les femmes le tétanisaient. Rien que croiser leur regard lui faisait perdre ses moyens.

Ses parents qui se désolaient du célibat prolongé de leur fils cadet avaient fini par lui parler d’une jolie cousine au bled dont la famille avait envoyé une photo pour arranger une rencontre. Mais Mouloud ne concevait pas ces arrangements-là. Il avait une haute idée de l’amour, et ne désespérait pas de vaincre un jour sa timidité pour entrer en contact avec une femme.

Aujourd’hui il s’était levé tôt pour remplacer la courroie de distribution d’une vieille Clio. Le compteur affichait 160 000 km, mais comme la courroie n’avait jamais été changée, sa rupture avait entraîné des dégâts importants. Mouloud savait déjà qu’il ne suffirait pas de changer le kit de distribution. Et le patron l’avait prévenu: juste un diagnostic rapide, surtout pas de grosses réparations car le client n’avait pas les moyens.

Mais Mouloud aimait les défis mécaniques et il n’avait pas l’intention d’avouer à son patron qu’il était arrivé au garage à cinq du matin pour s’occuper de la vieille Clio. Envoyer une voiture à la casse était toujours un crève-cœur pour ce passionné de voitures. Tant qu’il pouvait trouver une solution pour éviter la case au cimetière des voitures, il était content Mouloud.

Il aimait par-dessus tout être seul dans l’atelier, avant l’arrivée du patron et des deux apprentis. Il rêvait du jour où il pourrait ouvrir son propre garage quand il aurait mis assez d’argent de côté. Il avait même déjà le nom de l’enseigne: Auto M.

«M» comme Mouloud, bien sûr. Et «M» comme «aime», car Mouloud aimait les voitures depuis qu’il était tout petit. Et quand les autres garçons avaient délaissé les petites voitures pour s’intéresser aux filles, Mouloud était resté fidèle à sa première passion, tout en enviant ses copains capables d’aborder les filles sans perdre la face.

Pourtant Mouloud ne laissait pas les filles indifférentes. Il avait ce petit quelque chose dans le regard et dans la posture qui émouvait les filles. Un rien de gaucherie et de timidité qui le distinguait des jeunes mâles conquérants et qui contrastait furieusement avec son physique de beau gosse. Élevé dans une fratrie de cinq garçons, Mouloud avait connu, à part la figure maternelle, un univers exclusivement masculin. Et il se sentait totalement démuni dès qu’il se retrouvait en présence d’une femme.

Son patron le lui reprochait quand il le voyait baisser les yeux devant les clientes qui lui posaient des questions sur leur voiture. Au téléphone il arrivait à répondre à leurs questions, mais quand il s’agissait de leur adresser la parole en direct, il vivait un véritable calvaire. Le patron avait fini par en prendre son parti et lui évitait désormais toute situation embarrassante en volant à son secours dès qu’il voyait entrer une jeune femme au garage.

La question cruciale qui occupait Mouloud ce matin était de savoir si la rupture de la courroie avait entraîné la destruction du moteur de la Clio arrivée la veille au garage avec la dépanneuse. Il s’était couché tôt, comme le ferait un chirurgien en charge d’une opération réputée difficile.

Le soir il avait préparé la voiture en la plaçant sur le pont en vue de déculasser le moteur pour évaluer les dégâts. Il craignait que les pistons soient remontés dans les cylindres et aient rencontré des soupapes encore ouvertes. Pour en avoir le cœur net, il devait vérifier toutes les soupapes une à une et s’assurer qu’un choc éventuel n’avait pas rayé les pistons ou les segments. Mais plus l’opération était délicate, plus la motivation de Mouloud était forte. Après le desserrage des écrous de maintien, il actionna le palan à chaîne pour extraire le bloc moteur de son logement. Ça faisait bientôt trois heures qu’il travaillait sur les pistons quand il entendit une voix derrière lui qui le fit sursauter.

— Alors, c’est grave, docteur?

Lorsqu’il se retourna, il vit sous un gros bonnet de laine une frimousse qui lui adressait un sourire inquiet. La frimousse était celle d’une jeune femme. Panique dans la boutique. Instinctivement Mouloud avança les bras pour lui signifier qu’elle ne devait pas s’avancer. Comme si elle venait de franchir un périmètre stérile en pleine opération.

— C’est… c’est fermé … c’est… c’est pas encore ouvert!

— J’ai vu de la lumière, alors je suis entrée…

— Oui, mais là… je suis seul… les autres ne sont pas encore arrivés. Ça ouvre qu’à 8h!

— Je voulais juste prendre des nouvelles de ma Clio avant d’aller travailler. C’est la voiture de ma grand-mère. Elle me l’a donnée et j’y suis attachée… alors je voulais savoir si on peut la réparer. On peut la réparer?

Mouloud espérait juste qu’elle reste à distance car il sentait monter en lui la panique de devoir parler à une femme qui lui adressait directement la parole et qui attendait manifestement une réponse de sa part. Il se dirigea lentement vers l’établi, plus pour pouvoir lui tourner le dos et reprendre ses esprits que pour déposer le piston qu’il avait en main.

— Je ne voulais pas vous déranger dans votre travail… je suis désolée…

Mouloud cherchait dans sa tête la prochaine réplique qu’on attendait de lui et il posa les deux mains sur l’établi pour calmer sa panique intérieure. Prenant une grande inspiration, il se retourna et la vit s’avancer vers lui.

— Vous devriez rester là où vous êtes, vous risquez de vous salir ou de… de glisser sur une flaque d’huile!

Sa voix trahissait une forte panique, de sorte que la jeune femme s’immobilisa, perplexe, en regardant le sol impeccable de l’atelier.

— Oui… je… je peux repasser en fin de journée… vous pourrez alors me dire si on peut la réparer?

Visiblement inquiète pour sa voiture, elle avait quelque chose de désarmant dans le regard qu’elle adressa à Mouloud. Comme quelqu’un qui attend des nouvelles d’un proche après une opération et qu’on renvoie sans aucune explication. Et quand on s’inquiétait pour sa voiture, Mouloud savait rassurer. Ça c’était de son domaine.

— Faut pas vous inquiéter pour votre voiture. Je fais mon possible pour trouver une solution à la panne.

Et le sourire de reconnaissance qu’elle adressa au sauveur de sa voiture transperça Mouloud d’un bref frisson. Manifestement rassurée par le ton réconfortant de Mouloud, elle quitta l’atelier en reculant doucement vers la porte. Elle lui adressa un petit merci et disparut.

Mouloud écoutait le silence de l’atelier et mit quelques instants à réaliser qu’il venait d’avoir une conversation avec une jeune femme, et sans baisser le regard. Même si la conversation n’avait duré que quelques minutes, il n’en revenait pas d’avoir réussi à soutenir ce face-à-face imprévu. Et il en éprouva de la fierté. Comme s’il venait de passer avec succès un examen longtemps redouté. Il se sentait léger et terriblement vivant. Plein d’énergie pour relever le défi du jour: réparer la Clio de la grand-mère et soutenir une deuxième conversation avec sa petite-fille.

Quand arriva le patron, il s’étonna d’entendre siffloter son mécanicien déjà en plein travail.

— Dis donc Mouloud, t’as gagné au loto ou t’as un rencart ce soir?

— Bonjour patron! Je suis venu un peu plus tôt ce matin pour jeter un coup d’œil au moteur de la Clio…

— Tu me diras si ça vaut le coup. On va pas perdre trop de temps avec une voiture en fin de vie! Pense aux frais de démontage du moteur… La propriétaire du véhicule n’a pas l’air de rouler sur l’or! Si jamais on peut réparer, on pourra toujours faire un geste commercial, mais pas d’acharnement thérapeutique! Je veux récupérer mes billes.

— Ok, patron. Mais d’après ce que j’ai vu, les dommages sont moins importants que prévu. On peut…

— T’es sûr? Parce que je te rappelle qu’y pas que la Clio au programme aujourd’hui!

— Oui, je sais. Vous inquiétez pas, je peux rester plus tard ce soir.

— Tu ferais mieux d’aller t’amuser au lieu de passer tes soirées le nez dans les moteurs! C’est pas la première fois que je te le dis, Mouloud!

— C’est bon, patron. J’aime ce que je fais, c’est pas une corvée pour moi de rester le soir.

— Oui, mais à ton âge il est temps que tu te trouves d’autres occupations le soir!

Mouloud avait l’habitude d’entendre les allusions de son entourage et en avait pris son parti. Il avait ses propres repères qui l’ancraient dans un quotidien où il vaquait au jour le jour avec calme et détermination. Sa famille, ses amis et un travail qu’il aimait. Et même s’il se demandait comment faire pour vivre un jour une rencontre, il gardait confiance.

Avant de prendre en charge les autres voitures en attente, les deux apprentis étaient venus se pencher sur le moteur de la Clio, et Mouloud leur avait expliqué les étapes qui lui restaient avant de remonter le tout. Tous deux vouaient une admiration secrète au petit génie de la mécanique qui les avait plus d’une fois tirés d’affaire, lorsque, penchés sur les moteurs, ils s’embrouillaient dans leurs fiches techniques.

Quand tout le monde partit en pause de midi, Mouloud en profita pour avancer dans son travail. Il avait trouvé des pièces de rechange dans sa collection personnelle et entama le remontage du moteur. Quand les autres revinrent de la pause, il venait de finir et faisait tourner le moteur en dressant l’oreille comme un musicien à l’affût de fausses notes. Mais la petite musique qu’il entendait le rassura. La Clio semblait tirée d’affaire.

Le reste de l’après-midi il rattrapa le programme de la journée. Et quand son patron vint le rejoindre pour lui demander s’il pouvait faire la fermeture, Mouloud lui dit comme d’habitude qu’il n’était pas pressé et qu’il fermerait le garage. Le patron haussa les épaules et lui souhaita une bonne soirée… avec ta collection de chéries! 

Mouloud profita du calme dans l’atelier pour manger un morceau. Il n’avait rien avalé depuis le matin. Il finissait son sandwich quand la porte du garage s’ouvrit sur la frimousse au bonnet. Il ne pensait plus la voir ce soir après l’heure de fermeture.

— Bonsoir. J’ai vu de la lumière… c’est encore ouvert?

Mouloud regretta aussitôt d’avoir entamé son sandwich. Il avait la bouche pleine et ne pouvait décemment répondre à sa question. Il s’empressa donc de déglutir. Mais stressé de devoir préparer sa réponse, il s’étrangla et finit par faire une fausse route. Sous l’effet de la suffocation, il se mit à tituber dans l’atelier. La cliente courut à son secours, mais Mouloud tenta de fuir.

— Laissez-vous faire, je suis infirmière!

Elle se plaça derrière lui et commença par lui administrer cinq fortes claques entre les deux omoplates. Comme Mouloud continuait désespérément à chercher de l’air, elle se plaqua contre son dos, passa ses bras sous les siens, et plaça un poing sous son sternum en l’attrapant avec l’autre main pour effectuer cinq vigoureuses compressions abdominales. Elle n’y allait pas de main morte de sorte que Mouloud, telle une poupée de chiffon, effectuait des soubresauts jusqu’à ce que le morceau de sandwich qui lui obstruait la trachée fuse hors de sa bouche. Elle le maintint penché en avant pour qu’il récupère son souffle tout en le félicitant comme s’il avait réussi un examen.

— Bravo, vous avez réussi! Voilà, c’est bien. Respirez lentement, ça va aller maintenant.

Mouloud était sidéré de se retrouver dans les bras d’une femme dans des circonstances qu’il n’aurait jamais soupçonnées. Il fit quelques pas pour se remettre de ses émotions et revint vers elle pour la remercier.

— Vous… vous savez quoi faire… au bon moment… Merci!

— C’est juste un réflexe professionnel. Vous, ça doit être pareil quand une voiture tombe en panne… vous avez des réflexes et savez quoi faire au bon moment. Non?

Mouloud n’avait plus peur de la regarder ni de l’écouter.

— Buvez quelque chose pour calmer la sensation de brûlure dans la gorge…

Il suivit son conseil et alla se servir un gobelet de thé. Puis il brandit un autre gobelet dans sa direction.

— Vous en voulez un peu? C’est du thé avec la menthe du jardin.

— Oui, je veux bien.

Ils sirotèrent leur thé, s’observant en silence. Mais Mouloud voyait bien qu’elle jetait des regards inquiets en direction de sa voiture sans oser lui demander le diagnostic. Il revint donc à l’objet de sa visite.

— Pour votre voiture j’ai pu changer les pistons endommagés et j’ai aussi changé les filtres et le kit de distribution. Elle sera prête demain.

— C’est vrai? Je m’étais déjà préparée au pire…

— C’était quoi le pire?

— Devoir m’en séparer. Je suis attachée à cette voiture. Je sais, c’est idiot, mais c’est sentimental.

— Non, c’est pas idiot. Je comprends ça.

— Vous travaillez toujours aussi tard?

— Quand je suis à l’atelier… je vois pas le temps passer.

— Vous aimez la mécanique … C’est une passion?

— Une partie de ma vie est ici à l’atelier. J’aime les moteurs.

— Mécanicien, c’était un rêve de petit garçon?

— Oui, c’est un peu ça. Et vous, infirmière, c’était un rêve de petite fille?

— En fait je suis sage-femme. Mon rêve, c’était de devenir médecin, mais les études étaient trop longues. Financièrement c’était pas envisageable. J’ai été élevée par ma grand-mère et je voulais rapidement gagner ma vie.

— Sage-femme… c’est un beau métier.

— Oui, je ne regrette rien. Parfois c’est la vie qui décide les choses à votre place… et c’est bien comme ça…

Elle fut interrompue par plusieurs coups de klaxon dans la cour et quelqu’un donna de la voix.

— Oh Mouloud, mon frère, t’es là?! C’est plus l’heure de bichonner tes chéries!

Un grand gaillard avec un casque de scooter sur la tête franchit la porte et s’arrêta net devant la scène improbable qu’il découvrit. Mouloud en bleu de travail qui buvait un verre avec une femme.

— Oups!… excusez-moi… je passais pour voir si… je voulais pas déranger… t’as de la visite… je repasserai demain.

— Salut, Rémi. Non, je suis avec une cliente. On a fini.

— T’es sûr? Sinon je peux repasser plus tard…

La cliente coupa court aux scrupules de l’intrus et demanda à Mouloud quand elle pouvait repasser pour prendre sa voiture.

— Elle sera prête demain en fin de matinée.

— Alors à demain… Mouloud. Au fait, moi, c’est Marie.

Elle s’éclipsa avec un grand sourire et dès qu’elle eut refermé la porte de l’atelier, Rémi y alla de ses conjectures personnelles.

— Putain, mec, je le crois pas! Tu dragues les meufs la nuit dans l’atelier! Et moi qui me pointe comme une fleur juste au mauvais moment! T’allais conclure? Maintenant je comprends pourquoi tu restes taffer tard le soir… C’est pour ça que t’as une piaule au fond de la cour? Au cas où…?!

— Arrête, Rémi! C’est rien qu’une cliente qu’est passée pour sa voiture.

— A c’t heure-là? Pour prendre un verre avec le BG du garage! Sans déconner mec… là t’es trop fort!

Et Mouloud ne put s’empêcher de ressentir une certaine fierté à provoquer de telles réactions chez son vieux pote Rémi, même s’il savait qu’il en faisait des tonnes.

— En plus elle est canon ta cliente qui vient prendre un verre la nuit dans l’atelier!

— Arrête! C’est pas du tout ce que tu crois. J’ai failli m’étrangler avec mon sandwich et elle m’a aidé à reprendre ma respiration.

— Après un roulage de pelle?!

— T’es relou, Rémi!

— Ben quoi?! Je te jure quand je vous ai vus tous les deux… j’ai senti dans l’air comme un truc de… de magic-in-the-air!

— C’est ça …!

— Non, mais attends, Mouloud! Y faut absolument que tu mettes au point le rencart de demain.

— Quel rencart?!

— Mais elle t’a dit qu’elle va rappliquer demain pour reprendre sa caisse, et toi tu penses pas à pécho?!

— C’est qu’une cliente du garage, je te dis!

— Me dis pas que tu la kiffes pas! En plus elle t’appelle par ton prénom et elle te donne le sien! Si ça ressemble pas à un gros kif, moi je ne m’y connais plus en meufs! T’as son 06?

— C’est pas la question! Elle vient dans le cadre du boulot.

— Et alors? L’un n’empêche pas l’autre! Moi je pense qu’elle te kiffe à mort, je l’ai vu dans ses yeux! T’es bigleux ou quoi?

— Toi tu te fais des films dès qu’une fille s’approche à moins de dix mètres de moi!

— Peut-être, mais là je t’ai vu hyper cool avec elle! Tu te rends pas compte ce que ça signifie, toi qu’es pas capable d’aligner deux mots devant une fille sans perdre tes moyens! Écoute, il faut que tu prépares un scénar’ en béton pour demain. Si tu veux, j’en parle aux autres et on cogite un plan ensemble…

— Arrête ton délire, Rémi!

— Sans blague, Mouloud! Là tu peux grave pécho!

— Lâche-moi avec ça! T’es passé pour quoi au fait?

— On fait une teuf pour l’anniv’ d’Abdel samedi. T’es libre ou t’as déjà prévu de rencarder la pretty girl?!

— T’as trop d’imagination, Rémi! Bien sûr que je suis libre samedi.

— Ça marche! Mais tu nous tiens au jus pour le prochain épisode des feux de l’amour dans l’atelier! 

— L’atelier, justement il faut que je le ferme, t’as vu l’heure!

— Ben ouais, c’est pas moi qui retiens les clientes la nuit … c’est toi le sexy boy qui fait des heures sup’!

Mouloud fit mine de lancer le gobelet dans sa direction, ce qui décida Rémi à lever le camp. Après sa grosse journée et les récentes émotions, il n’avait qu’une envie, c’était d’aller dormir. Regagner ce soir en métro son studio à Montreuil lui semblait au-dessus de ses forces. Il décida donc de dormir dans la chambre au fond de la cour pour pouvoir s’occuper de la Clio dès son réveil car il voulait lui redonner un coup de propre.

Une chambre avait été aménagée par son patron dans l’appentis au fond de la cour en attendant que Mouloud trouve de quoi se loger lorsqu’il l’avait embauché il y a six ans. Quand il avait trouvé un studio à Montreuil, il avait eu un petit pincement au cœur de quitter la chambre où il s’était senti bien tout près de l’atelier. Elle était équipée d’une kitchenette et d’un coin douche. La femme du patron l’avait même décorée avec beaucoup de soin et un goût marqué pour le mobilier en rotin des années soixante, ce qui lui donnait un petit charme vintage.

Ce soir il se réjouissait à l’idée d’y retrouver la quiétude du premier cocon lorsqu’il avait quitté pour la première fois le nid familial pour devenir autonome. Les mains dans les moteurs à assouvir sa passion des voitures, il n’avait pas vu filer les six dernières années.

Il mit son réveil de portable à cinq heures et s’endormit en pensant à La Clio et à sa propriétaire.

Il rêva de courroie de distribution et de freins qui lâchaient la Clio en plein virage. C’est un bruit de tôle froissée contre la glissière de sécurité qui le tira de son cauchemar au beau milieu de la nuit, et il mit longtemps à se rendormir. À cinq heures il n’entendit pas la sonnerie du portable. Son corps et son mental récupéraient des émotions. Ce furent des coups frappés à la porte qui le tirèrent du sommeil.

— Oh, Mouloud! T’es là?!

Il reconnut la voix de son patron et ne comprit pas tout de suite ce qu’il faisait dans ce lit. Mais quand il vit l’heure sur son portable, il eut un moment de panique. Il mit quelques instants à réaliser qu’il était déjà dix heures et qu’il avait dû louper le réveil. Il bondit hors du lit et se précipita en caleçon vers la porte.

— Bonjour patron, j’ai… je ne sais pas ce qui s’est passé… ça m’arrive jamais…

— T’as travaillé jusqu’à quelle heure hier soir?! J’ai vu les rideaux tirés et je me suis dit que t’avais dû dormir là. Habille-toi, t’as de la visite!

— C’est Rémi?

— Non, on est plus jolie que Rémi et on a insisté pour parler à… Monsieur Mouloud! Je sais pas ce que t’as fait à la Clio, mais on dirait bien que t’as sauvé la vie à sa propriétaire!

— Merde, la Clio…!

— Ben quoi, la Clio? Je croyais que t’avais réussi à la réparer?!

— Euh… oui… j’arrive…!

Mouloud enfila sa combinaison et rejoignit l’atelier où l’attendaient la Clio et sa propriétaire.

— Je suis désolé… j’ai pas entendu le réveil… je voulais me lever tôt pour finir votre voiture… et je…

— Non, c’est moi qui suis désolée que vous fassiez des heures sup’ sur ma voiture… votre patron m’a raconté… Il a l’air de bien vous aimer…

— C’est un vieil ami de mon père. J’ai de la chance de l’avoir comme patron.

— À l’entendre c’est lui qui a de la chance de vous avoir! Il paraît que vous êtes un surdoué de la mécanique.

— Non. J’aime bien la mécanique, c’est tout. Vous voulez reprendre votre voiture… là tout de suite …?

— Eh bien… si c’est possible… sinon je peux repasser en début de soirée.

— Oui, c’est mieux. J’ai encore deux ou trois bricoles à régler dessus.

Mouloud voyait bien que son patron les observait du coin de l’œil. Il proposa à la cliente de repasser vers 19 h et rejoignit son patron pour calmer son inquiétude manifeste.

— Elle reviendra chercher sa voiture vers 19 h. C’est bon, je la finirai pendant la pause de midi. Là je peux m’occuper des disques de la Lancia.

— Ok. Et t’oublies pas de remplir la fiche de la Clio pour que je lui prépare la facture. Tu lui diras qu’elle peut échelonner le paiement avec deux chèques si c’est nécessaire. Elle a l’air bien cette fille, Mouloud. Parfois je me dis que si tu te donnais autant de mal avec les filles qu’avec les voitures, tu serais plus célibataire!

— C’est bon, patron. Cette fois je… je me suis bien débrouillé… j’ai réussi à lui parler… de la voiture.

— Des actes Mouloud, pas des paroles!

Le patron voyait bien qu’il le mettait mal à l’aise dès qu’il abordait le sujet de sa timidité avec les filles. Et il se demandait comment une gueule d’ange comme lui, en plus une crème de garçon, pouvait encore se retrouver sans copine à son âge. Il était même prêt à faire un geste commercial avec la facture, si seulement ça pouvait provoquer chez cette jolie cliente un petit déclic avec son mécanicien. Pour ne pas gêner les stratégies d’approche, il congédia les deux apprentis plus tôt que d’habitude et alla dire à Mouloud qu’il avait une pièce à chercher chez un collègue à 18h30. Qu’il lui laissait le soin de fermer le garage. Et il ne voyait pas ce qu’il pouvait faire de plus pour lui faciliter la tâche. Il n’allait quand même pas lui faire un dessin!

Mouloud avait bichonné la Clio avec un grand nettoyage intérieur et un lavage avec finition au polish pour lustrer la carrosserie. La voiture était rutilante et attendait sa propriétaire dans la cour.

À 19 h 10 Mouloud commença à montrer des signes de nervosité et se mit en tête de passer le sol de l’atelier au kärcher pour s’empêcher de gamberger. Il n’entendit pas la cliente entrer dans l’atelier à cause du bruit du compresseur. Et quand il sentit soudain une petite tape sur son épaule, il sursauta en se retournant avec sa lance de kärcher à la main. Il mit deux secondes de trop à réaliser qu’il était en train d’arroser la cliente. Elle dégoulinait et avait les yeux fermés en maintenant les bras en l’air, comme si elle se rendait façon haut-les-mains-peau-d’lapin.

Tétanisé devant l’ampleur de la catastrophe, Mouloud lâcha la lance du kärcher et se mit à bégayer des excuses tout en se maudissant. Mais en dépit des circonstances, la propriétaire de la Clio semblait garder le sens de l’humour.

— La voiture, oui… Mais moi, c’était pas la peine …

— Je… vous… je suis nul… mort de honte…

— N’exagérons rien, c’est que de l’eau! Juste… un peu froid.

— Vous pouvez pas rester comme ça, vous êtes trempée! Je suis vraiment désolé…

Elle s’essuya le visage avec la manche de son manteau ouvert sur son pull et son pantalon tout trempés.

— J’ai des vêtements de rechange dans la chambre au fond de la cour. Si vous voulez, vous pouvez vous changer avant de monter dans votre voiture.

— Oui, je veux bien. Mais ne faites pas cette tête. C’est pas grave, c’est que de l’eau!

Elle voyait bien qu’il était terriblement embêté et voulait dédramatiser l’incident pour l’aider à retrouver son calme. Mouloud lui était reconnaissant qu’elle minimise l’incident avec malice et il s’empressa de passer devant elle pour l’emmener se changer. Dans la penderie de la chambre il lui dégotta un vieux jogging et lui montra le coin douche.

— Vous n’aurez qu’à retrousser le jogging, l’important c’est que vous mettiez vite des vêtements secs.

Il profita de son absence pour mettre un peu d’ordre dans la chambre et mit de l’eau à chauffer pour le thé. Quand elle ressortit de la douche, il eut un choc en la découvrant dans son propre jogging qu’elle avait retroussé aux manches et aux jambes. La capuche recouvrait ses cheveux mouillés et elle ressemblait à un drôle de lutin. Il essaya de lui faire un compliment.

— On dirait une rappeuse!

— Plutôt un clown, mais ça fait du bien d’avoir des vêtements secs.

Il lui trouva un sac plastique pour ses vêtements mouillés.

— J’ai fait chauffer de l’eau pour un thé. Ça vous fera du bien une boisson chaude.

Elle s’assit dans un des deux fauteuils en rotin et le regarda préparer le thé. Quand il apporta les tasses fumantes, elle fouilla dans son sac et en ressortit une boîte en carton mauve.

— Je vous ai apporté des macarons à la pistache pour vous remercier du mal que vous vous êtes donné avec ma vieille voiture.

Mouloud ne savait pas quoi dire. Jamais encore une fille ne lui avait fait de cadeau.

— Peut-être vous n’aimez pas les macarons?

— Si, si, mais… je ne mérite pas de cadeau, surtout … après ma connerie de ce soir!

— Bien sûr que si. Votre patron m’a dit combien vous aviez travaillé tard sur la voiture.

— Eh bien… merci! On va les manger avec le thé.

Mouloud se demandait comment c’était possible qu’elle ait choisi sa friandise préférée. Sa mère faisait des petits gâteaux aux amandes et à la pistache qu’il adorait. Et la boîte de macarons y passa car il mourait de faim. Il la regardait boire et manger. Il n’en revenait pas que le nouvel incident lui donne accès à un petit moment de partage délicieusement ordinaire. Il se sentait bien à ses côtés. Elle lui portait ce genre d’attention qui lui donnait l’impression d’être lui-même sans devoir faire d’efforts. Il lui avait demandé de lui raconter sa journée de travail. Il aimait voir s’animer son regard quand elle parlait de son métier. Elle finissait un remplacement de deux mois au service maternité de l’hôpital Armand-Trousseau dans le 12e arrondissement en attendant son départ pour une nouvelle mission de trois mois au Soudan avec Médecins Sans Frontières. Quand il la raccompagna à sa voiture, elle lui demanda si elle pouvait lui ramener son jogging la semaine prochaine. Et il fut le premier étonné de s’entendre l’inviter à l’anniversaire d’un ami le lendemain soir. Mais elle accepta très spontanément. Ils convinrent de se retrouver devant le garage à 20 heures le lendemain. La fête pour Abdel avait lieu chez les parents de Rémi qui tenaient un bistrot dans le quartier.

Il n’en revenait pas que tout fût si simple avec elle. Il décida de ne pas regagner son studio à Montreuil, mais de passer encore une nuit dans la chambre, plus pour prolonger le plaisir que lui avait procuré sa présence dans ce lieu, que par paresse de reprendre le métro.

Même s’il était rassuré de savoir qu’il était capable d’échanger avec elle sans perdre ses moyens, il se demandait bien comment on disait à une fille qu’elle vous plaisait.

Il s’endormit avec les traces de léger parfum qu’elle avait laissées dans la chambre. La proximité presque banale qu’il avait eue avec elle ce soir lui avait semblé délicieuse de simplicité. Et la perspective de prolonger cette proximité le lendemain lui permit de glisser avec confiance dans le sommeil, comme on glisse confiant dans l’eau quand elle vous porte.

C’est la sonnerie de son portable qui le tira du sommeil à 8 heures.

— Alors Mouloud, t’as pécho?!

— Salut Rémi! Au fait c’est à quelle heure la petite fête ce soir?

— À 20h. Alors t’as pécho?!

— Je…  je viendrai pas seul ce soir.

— Putain, je le savais, t’as pécho! T’es un de ces chelou, mon frère!

— Arrête avec ça! Y a rien… on a juste parlé… et après je lui ai demandé si elle voulait venir avec moi à la fête ce soir, et elle a dit oui. C’est tout.

— C’est bien ce que je dis, t’as pécho!

— Quand j’entends ton baratin, je me demande si c’est une bonne idée qu’on vienne ensemble à la fête, elle et moi…

— T’inquiète, Mouloud! On sait se tenir…

Mouloud aimait sa bande de copains qui l’avait toujours aidé et soutenu depuis l’adolescence. Et il espérait bien qu’ils n’auraient pas la mauvaise idée de le mettre mal à l’aise devant Marie.

Il passa son samedi à Montreuil entre son studio et la visite hebdomadaire chez ses parents.

Sa mère le questionna sur sa semaine et s’étonna de le voir pensif et pas vraiment concentré sur la conversation. Quand elle le raccompagna à la porte, elle lui demanda s’il avait des soucis au travail ou s’il était amoureux. Devant le silence étonné de son fils, elle rajouta qu’elle préfèrerait qu’il soit amoureux. Mouloud rassura sa mère sur son travail et lui dit qu’elle se faisait des idées sur sa vie privée. Il s’étonna cependant que sa mère ait décelé un bouleversement dans sa vie.

Le soir en attendant Marie devant le garage, il se disait que c’était censé être quelque chose de très banal de se rendre à une fête en compagnie d’une fille. Mais pour lui c’était bien la toute première fois. Et il savourait ce petit bonheur-là.

Elle arriva au volant de sa Clio rutilante et il ressentit de la fierté d’avoir pu la réparer. Ils gagnèrent à pied la rue des Vignoles où les parents de Rémi tenaient un petit bistrot. Marie lui demanda s’ils pouvaient se tutoyer, et Mouloud y vit un signe de confiance. Il en profita pour lui raconter les années d’amitié qui le liaient à sa bande de copains depuis le collège. Rémi l’avait toujours pris sous son aile, surtout quand ça sentait le roussi dans la cité Fougères ou au collège. Les copains, c’était sa deuxième famille. Pour ce premier contact qu’il avait réussi à établir avec une fille qui l’attirait, il avait besoin du regard bienveillant de ses complices de toujours. Même s’ils le charriaient sur sa timidité, ils l’avaient toujours soutenu à leur manière dans les étapes importantes de sa vie.

Au Petit Bistrot c’était l’affluence du samedi. Au fond de la salle on avait rapproché deux tables où la bande de copains semblait guetter l’arrivée du retardataire et de son invitée surprise. Rémi s’empressa de se lever pour les accueillir et se chargea de faire les présentations. La bande était au complet. Abdel, Rémi, Polo et Tony. Leurs copines respectives avaient préféré les laisser entre garçons pour se faire une soirée entre filles. Mouloud pouvait lire la surprise à peine contenue dans le regard de ses amis qui lui lançaient tour à tour des petits clins d’œil pas vraiment discrets.

Le tajine au poulet et citrons confits mitonné par la mère de Rémi souda très vite la tablée. Les copains de Mouloud semblaient se donner beaucoup de mal pour mettre à l’aise l’invitée surprise, et elle se prêtait avec naturel à leurs questions sur son métier qui les intriguait. Et quand elle leur raconta qu’elle préparait son prochain départ pour une deuxième mission humanitaire dans une maternité au Soudan, les quatre complices ne purent s’empêcher d’afficher des mines catastrophées en pensant au feuilleton qui risquait de finir avant d’avoir vraiment commencé. C’est Mouloud qui leur rappela qu’une mission humanitaire c’était une formidable expérience humaine. Et les copains de lui lancer des regards affolés pour lui rappeler sa mission première: pécho.

Mais Mouloud ne pouvait s’empêcher de partager l’enthousiasme très communicatif de Marie. Il se réjouissait sincèrement pour elle de l’opportunité d’une telle expérience et ne pensait pas en termes de stratégie personnelle, même s’il se demandait si elle accepterait de rester en contact avec lui quand elle serait partie au Soudan.

Le plus catastrophé de la bande était Rémi. A 22 heures il baratina Mouloud d’emmener Marie au Magic Mirror à Bercy où il y avait ce soir, à l’en croire, un programme musical formidable. Après quelques œillades échangées entre eux, les quatre copains déployèrent des ruses de sioux pour que les deux héros de leur feuilleton fantasmé se retrouvent enfin seuls dans un endroit glamour. Polo décréta qu’il pouvait les déposer à Bercy, que c’était sur son chemin. Et Tony proposa même à Mouloud de lui laisser sa voiture. Ils ne savaient plus quoi inventer pour les propulser dans les bras l’un de l’autre avant que la belle ne se retrouve en plein Soudan.

Mouloud semblait ne pas comprendre le programme précipité de la soirée, mais Marie trouva que le Magic Mirror c’était une bonne idée, elle en avait entendu parler comme d’un endroit magique pour danser. Elle proposa à Mouloud de rentrer à pied jusqu’au garage pour prendre sa propre voiture. Les quatre copains retrouvèrent le sourire et les poussèrent littéralement hors du bistrot comme s’il y avait urgence.

Sur le chemin du retour vers le garage, Marie ne put s’empêcher de confier à Mouloud que ses amis devaient l’aimer beaucoup pour le couver des yeux pendant tout le dîner. Mouloud lui avoua que ses copains l’avaient toujours encouragé à combattre sa timidité et qu’ils le charriaient gentiment de ne jamais avoir eu de copine. Que ça durait depuis le collège. Qu’il ne fallait pas faire attention, il avait l’habitude de leur refrain depuis le temps. Elle lui avoua qu’elle les trouvait touchants de veiller ainsi sur lui, même s’ils y allaient un peu fort dans les plans qu’ils fomentaient pour lui. Cela amusa Mouloud qu’elle ne fût pas dupe de leur conspiration et ils en rirent ensemble.

Arrivé devant le garage, Mouloud voulut la mettre à l’aise en lui disant qu’il comprenait très bien si elle préférait rentrer chez elle, que le Magic Mirror pouvait attendre si elle était fatiguée. Elle l’observa attentivement et le prit au dépourvu.

— Mouloud, en fait je comprends pourquoi tes amis te sermonnent sur ta timidité avec les filles! Là je les imagine complètement affolés en train de te faire de gros yeux et de grands signes!

— Mais je ne veux pas t’embêter. Tu es déjà venue avec moi à la fête…

— Si j’ai accepté ton invitation, c’est que j’en avais envie. C’est aussi simple que ça. Et ça n’a rien à voir avec le fait que tu as réparé ma Clio.

— Ah …?

Il avait cet air un peu perdu de quelqu’un qui pose des questions avec les yeux. Elle s’approcha tout prêt de lui et demanda doucement:

— On n’a pas peur l’un de l’autre, non?

— Non… on n’a pas peur.

— Moi ce qui me ferait plus plaisir que d’aller au Magic Mirror… c’est de boire encore un thé à la menthe avec toi.

— Un… un thé à la menthe… dans… dans la chambre au fond de la cour?

— Oui, un thé à la menthe dans la chambre au fond de la cour.

Ils se dévisagèrent un long moment pour savoir si c’était une chose envisageable. Et chacun put lire dans le regard de l’autre combien c’était une chose désirable.

Dans un rituel réinventé ils découvrirent ensemble les mille et une saveurs –plus quelques vertus insoupçonnées– du thé à la menthe dégusté à deux dans la petite chambre au fond de la cour. Un endroit magique où les premiers chuchotements et cris d’amour de Mouloud résonneraient peut-être jusqu’aux oreilles de ses amis inquiets qui ne lui demanderaient plus s’il ne voyait toujours rien venir.

Marie, il ne l’avait pas vue venir. Et pourtant il avait su l’accueillir et partager avec elle l’inespéré. C’est Rémi qui allait devoir changer de disque désormais.

Trop la classe Mouloud! Tu l’as pas calculée et t’as pécho direct! T’es un ouf, mon frère!