Nouvelle 2 :
Le kiosque à musique

#Lecturealamaison

Pourquoi Adèle a-t-elle la nostalgie des jeudis après-midis de son enfance et des chevaux de bois ?

Aujourd’hui c’était jeudi. Et Adèle aimait les jeudis.

Depuis longtemps elle aimait ce jour-là en particulier, comme d’autres aiment une couleur en particulier sans vraiment savoir pourquoi. Sa préférence pour le jeudi remontait à l’enfance et ça n’avait pas changé depuis.

Trente ans déjà qu’elle entretenait un lien presque affectif avec le quatrième jour de la semaine. Et elle se demandait si c’était elle qui s’arrangeait pour le remplir d’événements qu’elle affectionnait, ou si c’était le jeudi qui lui offrait par hasard ses moments préférés de la semaine. Parfois elle essayait de remettre en question cette préférence qu’elle n’arrivait pas vraiment à s’expliquer. Mais toujours elle vivait le jeudi avec une petite joie intérieure, même quand le jeudi semblait anodin ou banal. Et aucun autre jour de la semaine ne lui faisait cet effet-là. Toujours le jeudi la rassurait et la mettait en joie. Rien que parce que c’était jeudi. Même si dans son travail le jeudi ressemblait aux autres jours, ce jour-là elle se sentait plus légère. Et quand des soucis ou des contrariétés survenaient un jeudi, elle les surmontait plus facilement qu’un autre jour de la semaine. Pour la simple raison que c’était un jeudi.

Secrétaire médicale dans un cabinet de radiologie, elle vivait sa journée du jeudi sur son petit nuage. De sorte que certaines collègues mauvaises langues avaient sous-entendu qu’Adèle affichait un sourire béat le jeudi car c’était le jour de son amant. Une petite vengeance féminine orchestrée par ses collègues qui n’avaient de cesse de la questionner sur son célibat prolongé sans jamais obtenir d’elle le moindre indice pour assouvir leur curiosité. Mais comme Adèle les avait entendues commérer un jeudi, elle en avait été plus amusée que blessée.

D’amant, Adèle n’en avait pas. Ni le jeudi ni les autres jours de la semaine. Son destin était resté en suspens à 23 ans, le jour de ses noces. Et depuis quinze ans elle vivait dans le refuge de son cinéma intérieur. Jour après jour son imagination fabriquait les images qui la nourrissaient au quotidien et la maintenaient à flot.

Quand son père l’avait conduite à l’autel dans sa belle robe de mariée, elle avait lu dans le regard attendri de l’assemblée tout le bonheur qu’on souhaitait à de jeunes mariés. Un vertige de bonheur.

Et quand son fiancé ne s’était pas présenté devant l’autel pour sceller leur destin devant Dieu et les hommes, elle avait entendu la rumeur enfler crescendo dans l’église. La perplexité et l’inquiétude du début avaient peu à peu basculé dans une colère sourde contre l’absent. Dans le regard des convives Adèle ne voyait plus qu’effroi et pitié. Les visages radieux du début de la cérémonie s’étaient peu à peu mués en une condamnation sans appel pour l’absent du jour. Des murmures parvenaient en vagues jusqu’à ses oreilles. Les mots outrage, traître, déserteur étaient relayés de banc en banc, et tout le monde cherchait du regard la famille du coupable qui tentait désespérément de joindre le marié au téléphone, mais en vain. Jusqu’à ce que le père d’Adèle, la mort dans l’âme, prenne la décision d’annuler la noce et de congédier les invités. Adèle s’était étonnée de ne pas céder à la panique générale. Elle avait l’impression d’être la spectatrice d’une scène, alors qu’elle en était la protagoniste.

Elle ne savait pas grand-chose d’Adam si ce n’est qu’elle l’aimait. Tout simplement. C’est lui qui l’avait demandée en mariage quelques mois après leur coup de foudre, et sa réponse lui était venue avec une évidence fulgurante, sans l’ombre d’un doute ou d’une hésitation. C’est avec Adam qu’elle désirait partager sa vie, pour le meilleur et pour le pire.

Dans les jours qui suivirent le pire, tout le monde attendait des explications sur le fiasco de la noce. Tout le monde, sauf Adèle. Incapable de la moindre réaction, elle n’avait aucune volonté pour trouver une explication à l’inexplicable. Bloquée sur son petit nuage du plus beau jour de sa vie, elle ne parvenait pas à atterrir dans la réalité. Elle avait beau se dire que c’était censé être un cauchemar, rien ne se déclenchait en elle pour accueillir la terrible nouvelle. Comme si le temps s’était arrêté pile à son entrée dans l’église. Les événements qui avaient suivi n’avaient pas eu de prise sur son mental. Tout avait glissé sur elle sans jamais l’atteindre en plein cœur.

Par la suite elle n’avait pas tenté de joindre Adam ou sa famille. Ce qu’elle avait lu dans le regard des convives l’avait à jamais empêchée d’entreprendre la moindre démarche pour tenter d’obtenir une explication. Comme si ce qu’elle avait partagé durant quelques mois avec Adam lui conférait une immunité adaptative.

Elle avait rangé sa robe de mariée dans sa housse au fond de la penderie et avait repris le cours de sa vie en attendant de ressentir les répercussions du séisme qui avait ébranlé la noce. Chaque jour elle sondait en elle la moindre faille et guettait les secousses temporisées du séisme. Mais toujours elle vaquait dans sa vie sans que rien ne se mette à trembler en elle. Comme si dans son for intérieur une forteresse antisismique l’empêchait de ressentir les secousses extérieures. Elle avait même l’étrange impression qu’Adam l’accompagnait plus durablement par son absence. Et le mystère qui entourait son absence le jour du mariage sublimait et renforçait le lien au lieu de l’anéantir.

Les parents avaient d’abord attribué le mutisme de leur fille au choc post-traumatique. Le soir du fiasco, la mère d’Adèle avait trouvé une explication imparable à l’absence du fiancé. Selon elle il s’agissait bien d’un imposteur de la pire espèce, elle l’avait toujours su, mais n’avait jamais rien osé dire. Quant au père d’Adèle, il avait bien tenté de retrouver le scélérat pour le mettre devant ses responsabilités, mais le fiancé restait introuvable. Devant les charges qui s’accumulaient contre l’absent, Adèle avait alors tenu un raisonnement énigmatique.

— Pourquoi les absents auraient-ils toujours tort, et les présents toujours raison?

Pour se rassurer sur les propos obscurs de leur fille, ses parents lui avaient conseillé d’aller consulter un thérapeute pour soigner son déni et évacuer au plus vite une erreur de jeunesse qui ne préjugeait en rien du succès de sa vie future. Qu’avec le temps elle allait oublier ce fiasco et enfin rencontrer la bonne personne. Et Adèle s’était demandé selon quels critères on pouvait affirmer avoir rencontré dans sa vie la bonne personne. Elle voulait encore se laisser le temps d’en juger pour Adam. Même si les apparences faisaient à l’évidence de son fiancé la mauvaise personne aux yeux de tous, elle-même n’arrivait pas encore à s’en convaincre. Selon le critère que la bonne personne veillait au bonheur de l’être aimé, Adèle n’aurait pu dire qu’Adam la rendait malheureuse dans l’immédiat. Bien sûr elle aurait dû être malheureuse, et elle était la première à s’étonner de ne pas l’être. Elle avait beau ne pas comprendre cet état de fait, l’évidence avec laquelle l’absent s’engouffrait tout entier dans sa vie la sidérait et la comblait d’un bonheur secret. Et elle n’aurait su expliquer ce sentiment à son entourage qui l’aurait prise pour une illuminée.

Avec le temps Adèle avait cessé de guetter les effets de la bombe à retardement et avait construit au jour le jour un lien familier et pérenne avec l’absent.

Depuis quinze ans il avait une place secrète dans sa vie et personne ne se doutait du secret d’Adèle. Tout le monde la voyait vaquer sereinement dans son quotidien et s’étonnait de la voir encore célibataire. Elle-même se disait qu’avec le temps ce sentiment de bonheur avec l’absent allait s’estomper. Qu’un matin elle se réveillerait dans le cauchemar à retardement. Et elle ne cherchait plus à comprendre l’étrange phénomène de cocon tissé par l’absent. Elle y avait vécu à l’abri et avait traversé des années de bonheur immobile.

Aujourd’hui c’était jeudi. Le dernier jour de l’été. Son jour et sa saison préférés. Et pour prolonger le plaisir, Adèle avait décidé d’aller marcher un peu après son travail.

Elle quitta le cabinet situé rue Cambronne, et se concentra sur le simple plaisir de marcher sans but dans la douceur du soir. Au lieu de bifurquer rue Lecourbe pour regagner son domicile, elle continua tout droit jusqu’à la rue de Vaugirard. Elle hésita un instant avant de traverser le carrefour, puis continua toujours tout droit. Ce soir elle avait juste envie de continuer à marcher droit devant elle. Son périple rectiligne la mena dans la rue Paul-Barruel. Prise au jeu, elle décida de continuer toujours tout droit en se fiant au nom des rues pour changer de direction. Au croisement suivant, elle leva les yeux vers la plaque de rue. La rue Sainte-Félicité l’invita à bifurquer sur sa gauche et elle tomba sur le square Necker. Elle n’avait jamais eu l’occasion d’y entrer et eut envie de pousser le portillon.

La nuit commençait à tomber, et elle se dirigea vers le kiosque à musique éclairé par des lampions multicolores. Quelques couples y dansaient au son du bandonéon. Elle s’assit sur un banc pour les regarder danser. La musique lui semblait familière, même si sa mémoire ne lui renvoyait aucun souvenir précis. Pour retrouver ses sensations elle ferma les yeux et laissa la musique l’emporter ailleurs. Longtemps avant la bulle et son fantôme. Et la mélodie familière l’entraîna dans un passé depuis longtemps verrouillé. Un passé lointain où rien ne semblait menacer le simple bonheur d’être au monde.

Sur les chevaux de bois du manège, son cœur de quatre ans battait la chamade sous les encouragements de son grand frère. Lâcher d’une main le cou de son cheval pour décrocher de l’autre le pompon, était le petit défi du jeudi après-midi. Une parenthèse hebdomadaire où son cœur s’emballait pour tenter de décrocher la lune et faire la fierté de ce grand frère. Un moment hors du temps, où l’assurance d’être accompagnée et aimée n’avait aucune raison de s’arrêter un jour. Le destin en décida autrement. Longtemps on dissimula à la petite fille la disparition de ce grand frère. C’est à cette époque qu’elle connut l’expérience salvatrice de la bulle pour faire une place aux fantômes.

La chanson La foule d’Édith Piaf l’entraînait aujourd’hui encore au cœur du délicieux vertige qui s’empare des gens heureux. Quand résonnèrent les dernières notes de la chanson, Adèle garda les yeux fermés. Confusément elle savait qu’elle devait sortir de la bulle et laisser partir ses fantômes pour affronter la réalité du moment. Elle, assise seule sur un banc de square à regarder les gens heureux danser dans le kiosque.

Elle temporisait le moment redouté, quand elle sentit soudain quelque chose lui effleurer l’épaule. Elle souhaita de toutes ses forces que ce fût Adam ou son grand frère qui l’arracherait à sa bulle, même si elle savait intimement que cela n’arriverait pas. Pour s’extirper de son cocon, elle prit une grande inspiration et leva les bras vers le ciel, comme une gymnaste qui s’apprête à effectuer un double salto arrière. Avec élan elle se propulsa sur ses jambes avant d’ouvrir les yeux. En face d’elle se tenait un homme qui semblait lui parler. Elle n’entendait pas les sons qui sortaient de sa bouche. Elle voyait ses lèvres bouger et mit quelques instants avant de réaliser qu’il s’adressait à elle.

— … sûr que ça va aller?

— Pardon?

— Vous êtes sûr que ça va?!

— Ah! Oui, je… je me suis juste assoupie en regardant les danseurs du kiosque.

— Donc ça va?

— Oui, oui. Ça va, merci.

— On dansait et on vous a vue vous assoupir un moment, puis vous lever telle une somnambule… alors on s’est un peu inquiétés.

— Non, c’est rien. Je faisais juste un exercice de respiration. C’est tout.

— Vous voulez venir danser et respirer avec nous? On a fondé l’assoc’ La Ronde du Kiosque. Tous les jeudis soirs à la belle saison on investit le kiosque pour danser et créer des espaces urbains de rencontre.

Adèle écoutait cet homme l’inviter à partager quelque chose de simple et d’évident dont longtemps elle s’était exclue.

— Vous ne voulez pas essayer? Vous n’aimez pas danser?

— Euh… si. Mais ça fait très longtemps que je n’ai pas dansé…

— Alors… Mets ta robe blanche et ta ceinture dorée! Mets ta robe blanche et ta ceinture dorée! Et ne crains rien, le pont ne va pas s’effondrer…!

Elle le regardait tournoyer sur lui-même et l’écoutait fredonner à l’envi la comptine populaire. Tel un saltimbanque de La commedia dell’arte, il appuyait ses gestes et lui tendit la main qu’elle saisit sans réfléchir pour le suivre dans le kiosque. Face à elle il mima une révérence à grand renfort de moulinets pour l’inviter à danser.

Du bonheur immobile elle bascula dans le monde des vivants où tout était mouvement. La musique à trois temps les entraîna dans une valse, et Adèle avait la sensation physique de se retrouver sur le manège d’autrefois où le cheval de bois la soulevait de terre. Le délice du vertige la submergea. Les aiguilles immobiles de son horloge interne semblaient s’affoler pour se remettre à l’heure.

Quand son manège intérieur cessa de tourner, Adèle remercia son danseur et voulut s’éclipser. Mais c’était sans compter sur la joyeuse bande de danseurs. Tous l’incitèrent à les accompagner chez Max, son danseur, qui fêtait ce soir-là son anniversaire.

— Venez au moins trinquer avec nous et goûter la fameuse tarte au citron de Max

Et la petite bande de scander en chœur.

— La-tarte-au-citron! La-tarte-au-citron!

Adèle se retrouva entraînée par les danseurs, les uns la tirant par le bras, les autres la poussant dans le dos. Portée par la petite troupe, elle vivait la scène au ralenti et avançait au milieu de ce joyeux chahut où les sons et les mouvements s’étiraient pour arriver à destination. Un des immeubles en bordure du square.

Dans un appartement du troisième étage elle partagea avec la bande le champagne et la tarte au citron. On demanda à Max de faire un vœu. Ce qu’il fit en soufflant ses bougies.

Elle ne sut combien de temps elle était restée après les autres invités, à bavarder avec Max. Et la sensation d’ivresse qui la gagnait n’avait rien à voir avec le champagne. Cette légèreté de l’être, elle l’avait vécue dans un passé lointain. Avant le départ inexpliqué des deux êtres qu’elle avait chéris.

Max l’avait raccompagnée chez elle à pied, autant par souci de la voir rentrer seule en pleine nuit, que par plaisir de prolonger l’improbable rencontre.

Arrivé devant chez elle, il la quitta en prononçant simplement trois mots, dont elle savait que le deuxième tenait toujours ses promesses. Un mot dont la magie opérait depuis l’enfance. Quoi qu’il arrive.

— À jeudi, Adèle!