Nouvelle inédite :
Le grand Manitou
#lecturealamaison
Allongée sur le dos, les yeux fermés, la bouche ouverte, Rosalie invoquait toutes sortes d’images mentales pour tenter de se transporter ailleurs.
L’esprit en vadrouille, elle égrenait son chapelet d’images d’Épinal. Un verger en fleurs. Une plage bretonne au couchant. Un petit pont de bois enjambant un ruisseau de montagne.
Et c’est le timbre de la voix qui la guidait dans ses tentatives de fuite pour échapper au lieu.
Dix-sept ans déjà qu’elle connaissait cette voix-là, enjouée et formidablement rassurante.
S’il n’y avait pas eu le bruit de la roulette, elle se serait crue au nirvana, Rosalie.
Tantôt ça fredonnait, tantôt ça sifflotait –du classique ou de la variété– mais toujours la voix exhalait la bonne humeur avec l’efficacité d’un diffuseur d’ambiance.
Dix-sept ans déjà que la voix l’envoûtait. La seule voix capable de lui faire oublier sa phobie du dentiste.
Le dentiste de Rosalie avait en effet la plus jolie voix du monde. Une voix capable de faire passer un moment de torture pour un moment de volupté. Sous l’emprise de la voix magique du grand manitou, Rosalie s’abandonnait, confiante.
La première fois que Rosalie avait franchi le seuil de son cabinet, elle avait pris soin d’avaler une heure auparavant un calmant pour tenter de gérer la panique qui s’emparait d’elle sitôt qu’elle poussait la porte d’un cabinet dentaire.
Un jour que l’attente s’était prolongée chez son précédent dentiste, la panique avait tellement monté qu’elle avait feint de recevoir un appel urgent sur son portable et avait déguerpi sans demander son reste devant la secrétaire incrédule.
Mais malgré la prise de calmant de la patiente, le nouveau dentiste de Rosalie avait remarqué la terreur qu’on pouvait lire sur son visage lors de son premier rendez-vous, il y a dix-sept ans de cela. Et lui qui était de nature tactile, avait pris soin d’installer la patiente terrorisée en la guidant des deux mains. Il l’avait d’abord doucement poussée vers le fauteuil en effectuant de petits mouvements circulaires au niveau de ses omoplates. Rosalie, ça l’avait instantanément rassurée qu’il la touche, comme si ses mains de grand manitou avaient le pouvoir de capturer un peu de la panique qui l’habitait.
Quand il lui avait expliqué après la radiographie que la dent était bien vivante et qu’il allait devoir procéder à une anesthésie pour accéder à la carie sous l’amalgame, Rosalie avait cru qu’il plaisantait pour lui faire peur. Mais il ne lui avait pas laissé le temps d’alimenter sa panique. Déjà il préparait les instruments de torture en continuant à lui faire la conversation, comme s’ils étaient tous les deux au café du coin à papoter gentiment.
Sans cesser de lui parler de ses vacances, il avait piqué la gencive avec la seringue et poussé légèrement sur le piston pour injecter une infime quantité du produit anesthésiant. Rapide comme l’éclair, il avait retiré la seringue et s’était mis à lui masser doucement la gencive avec l’index pour laisser au produit le temps de se diffuser et de faire son effet. Pendant que l’index massait la gencive, le pouce caressait machinalement la joue, alors que la voix lui offrait une description panoramique du lac d’Annecy. Et quand la gencive fut insensible, alors seulement il reprit la seringue pour injecter le reste du produit anesthésiant.
Rosalie commençait à en connaître un rayon sur le lac d’Annecy, et au moment où il actionna la roulette, il changea de disque. Instantanément elle se visualisa en jolie bergère tout là-haut sur la colline zaî zaî zaî. Les yeux toujours fermés, elle se concentrait sur la voix et le sifflotement qui couvraient le bruit anxiogène de la fraiseuse. D’habitude quand on lui meulait une dent, le sifflement caractéristique de la turbine la projetait au cœur d’un forage de mine de diamants au fin fond de l’Afrique du Sud, et, de terreur, elle suait à grosses gouttes. Dans le cauchemar récurrent elle était la roche que le disque de la meule creusait inlassablement.
Mais pour la première fois de sa vie la voix entraînante de son dentiste l’avait invitée à rouler dans la rosée avec lui, alors elle s’était tout à fait détendue, lui suggérant mentalement d’aller siffler là-haut sur la colline et de l’attendre avec un petit bouquet d’églantines, zaî zaî zaî. Et quand la voix soupira qu’il voudrait être une pomme suspendue à un pommier et qu’à chaque fois qu’elle passe elle vienne mordre dedans, la mâchoire de Rosalie avait machinalement obéi à l’injonction, se refermant d’un coup sec sur les doigts du dentiste qui avait laissé échapper un cri de douleur.
Après cet épisode inaugural le grand manitou avait à tout jamais banni Joe Dassin de son répertoire quand il soignait les dents de Rosalie –qui s’était fait pardonner en lui faisant livrer une corbeille de fruits pour Noël–. Sans pommes.
Avec les années, sa phobie du dentiste s’était peu à peu muée en addiction. Quand Rosalie avait besoin d’être rassurée dans sa vie qui allait cahin-caha, elle téléphonait au cabinet avec sa supplique habituelle – juste un petit détartrage ! Parfois la fréquence des détartrages lui assurait un sourire rutilant toujours inversement proportionnel à son moral. Et son entourage, qui confondait les causes et les effets, la complimentait sur son sourire étincelant alors qu’elle avait en fait le moral dans les chaussettes.
Aujourd’hui Rosalie s’abandonnait entre les mains expertes du grand manitou à cause d’une dragée qui lui avait ruiné une prémolaire.
Invitée la veille au mariage de sa cousine, elle avait paniqué quand elle avait découvert le plan de table qui lui destinait une place entre un vieil oncle un peu sourd et un petit-cousin bègue. Pour calmer son angoisse de devoir alimenter seule une conversation de banquet, elle s’était goinfrée de dragées de mariage et avait été bien attrapée quand la énième dragée lui avait explosé une dent. Son cri de douleur n’avait pas déconcentré le vieil oncle dans l’absorption de son saumon en gelée. Mais le petit-cousin avait manifesté une grande nervosité devant la difficulté d’établir un dialogue pour porter secours à sa petite-cousine. Empêtré dans son débit de paroles qui se bousculaient dans sa tête et sa bouche, il avait finalement sorti un stylo bille de sa poche de veston et avait griffonné à la hâte quelques mots sur sa serviette en papier aux motifs de cœurs et l’avait déposée à côté de l’assiette de Rosalie. Le message qu’elle y avait déchiffré lui avait fait craindre le pire : « Quand je chante je ne bégaie plus. Je peux ? » Se tenant la joue douloureuse, elle avait lentement hoché la tête, plus par sidération que par assentiment. Dans les premières notes qui s’échappèrent de la bouche du petit-cousin qui lui demandait si ça allait et si elle voulait quitter la table, elle crut reconnaître un air bien connu sans pouvoir mettre de suite un titre sur la mélodie. Ne sachant pas si elle devait lui répondre en chantant ou en parlant, elle misa sur le langage des signes et lui fit comprendre d’un geste vague de la main que ça allait … couci-couça. Visiblement encouragé par l’ouverture d’esprit de son auditrice, il poursuivit sur le même air et se mit à lui chanter qu’il suivait une nouvelle thérapie chez son orthophoniste pour progresser dans sa communication avec son entourage. Que la respiration induite par le chant lui permettait d’acquérir une fluidité de prosodie qu’il n’arrivait pas à reproduire dans l’expression orale. Fascinée par ce qu’elle entendait, Rosalie en avait oublié sa douleur et fixait cette bouche d’où s’échappait une chanson revisitée dont elle connaissait la mélodie par cœur et dont les nouvelles paroles lui racontaient une tranche de vie. Au moment où il lui chantait qu’il faisait désormais partie d’une chorale de personnes bègues et qu’il l’invitait à leur prochain concert, elle put enfin mettre un titre sur la mélodie qui revenait en boucle. The Sound of silence de Simon and Garfunkel. Elle n’avait pas vu passer les innombrables plats du banquet, occupée qu’elle était à converser en chantant doucement avec son petit-cousin. La conversation chantante avait perduré jusqu’à l’arrivée de l’imposante pièce montée. Et la dégustation des petits choux les avait empêchés de chanter la bouche pleine. Mais la voix du silence avait continué à faire écho. Des mots comme des gouttes de pluie silencieuses… murmurés dans les sons du silence.
Dès lors les séances de détartrage alternèrent régulièrement avec des séances de chorale quand Rosalie avait besoin d’être rassurée dans sa vie par la voix d’un grand manitou.