Nouvelle 1 :
Le baiser

#lecturealamaison

Quel est le secret d’Édouard, ce promeneur solitaire qui arpente inlassablement le jardin des Tuileries ?

Il neigeait ce matin sur le Jardin des Tuileries, et dès les premiers flocons Édouard avait enfilé son duffle-coat pour sa promenade rituelle.

Huit ans déjà qu’Édouard se précipitait aux Tuileries à chaque changement de temps, et rien ne pouvait décourager le promeneur obsessionnel. Ce Jardin il l’avait arpenté en toute saison et par tous les temps. Et les conditions météorologiques extrêmes le motivaient d’autant plus dans sa promenade que le Jardin était désert. Tout à lui. Les pluies torrentielles de septembre l’avaient comblé sous son grand parapluie. Au mois d’août le spectacle son et lumière des nuits d’orage lui avait permis de découvrir le Jardin au son du tonnerre et zébré d’éclairs. Et aucune température ne pouvait détourner le promeneur de sa destination. Ni la canicule, ni les grands froids. Tous les soirs il écoutait avec attention le bulletin météo à la radio, toujours aux aguets des moindres variations climatiques qui viendraient compléter sa collection de promenades dans son sanctuaire.

De jour comme de nuit, Édouard pouvait se rendre aux Tuileries dans le seul but d’y observer deux personnages qui le fascinaient depuis bientôt huit ans. Deux amants statufiés dans le bronze.

Sous son regard fasciné, Paolo et Francesca étaient condamnés à s’étreindre et s’embrasser par tous les temps et toutes les températures. Et à chaque promenade Édouard redécouvrait sous un jour nouveau Le Baiser de Rodin.

La promenade qui lui avait procuré l’émotion la plus vive avait eu lieu un jour de novembre dans le brouillard du petit matin. Il avait découvert les corps des deux amants enveloppés d’une brume épaisse qui ne laissait dépasser que les visages et le bras gauche de Francesca. Et ce matin-là, alors que Paolo observait toujours la même retenue empreinte de délicatesse et d’assentiment, Francesca semblait s’agripper à la nuque de son amant avec une ferveur accrue pour consommer le baiser du petit matin brumeux.

De baiser échangé avec sa femme, Édouard n’avait jusqu’à ce jour pas le moindre souvenir. En dix-neuf ans de mariage il n’avait jamais connu le goût du baiser. Il avait bien essayé de convertir Mathilde à l’art du baiser, mais en vain. L’épouse n’aimait pas embrasser. Dix-neuf ans durant elle s’était dérobée aux baisers de l’époux.

Déjà le jour de leur mariage, sous le porche de l’église, la jeune mariée avait réussi à esquiver le baiser nuptial sous les regards perplexes de l’assemblée. Pour rassurer les convives inquiets, elle avait alors argué d’un rhume. Et le rhume avait duré dix-neuf ans. Au grand dam de l’époux. Il avait bien essayé de ruser en l’embrassant par surprise. Même au beau milieu de son sommeil. Il s’était figuré que, telle la Belle au bois dormant, Mathilde se réveillerait d’un sortilège grâce au baiser salutaire. Un sortilège qui l’empêchait d’embrasser. Mais sa ruse lui avait valu un joli cocard car la Belle s’était crue attaquée en plein cauchemar.

De baiser, elle ne tolérait en fait qu’une chaste variante. La bise. Elle lui avait expliqué que la bouche lui servait à parler, respirer, boire et manger. Elle ne supportait pas qu’on l’embrasse sur la bouche au risque de suffoquer. Édouard avait alors voulu lui démontrer avec preuve à l’appui que si la bouche était occupée à embrasser, le nez pouvait prendre le relai de la respiration. Mais rien n’y fit. Mathilde demeura intransigeante face aux velléités de l’époux. Sa bouche était restée dix-neuf ans durant un tabou infranchissable pour Édouard, alors qu’elle se prêtait sans autre restriction à leurs ébats intimes.

Huit ans déjà que Mathilde était partie sans jamais lui avoir accordé le moindre baiser. Et depuis, Édouard soignait ses regrets dans la contemplation obsessionnelle de la statue.

Mais depuis quelques mois le désir de connaître dans sa vie le goût du baiser était devenu vertigineux, et il avait finalement décidé de recourir à une solution radicale.

Un baiser tarifé.

L’affaire n’avait pas été simple pour dénicher un site internet qui proposait ce genre de prestation. Et il avait dû trouver des arguments très convaincants pour calmer les ardeurs sans limite de son interlocutrice sur le site. Aussi, pour couper court à l’énumération des prestations très variées de l’experte, il avait invoqué un vague problème de prostate afin de circonscrire la zone d’intervention au visage. Elle lui avait alors demandé son âge, s’imaginant avoir affaire à un vieux papi en mal d’affection. Et quand il lui avait annoncé qu’il avait 48 ans, elle en avait conclu que le client devait avoir des problèmes avant l’heure.

Ce matin de décembre Édouard lui avait donné rendez-vous au pied de la statue des Tuileries, pensant que le modèle pouvait inspirer l’experte dans sa mission.

Mais quand il aperçut la chargée de mission adossée à la statue, il se demanda s’il avait été bien inspiré de la convoquer dans son sanctuaire. Elle avait un casque à musique sur les oreilles et était occupée à faire d’énormes bulles roses avec son chewing-gum. La quarantaine qu’elle lui avait annoncée au téléphone lui parut soudain suspecte. Un court instant il se demanda s’il n’allait pas passer son chemin, mine de rien. Mais l’experte l’avait déjà repéré dans sa ligne de mire et le héla de loin.

— Hep, c’est par ici que ça se passe!

Reconnaissant la voix gouailleuse, Édouard se sentit soudain comme un rat pris au piège. Penaud, il eut une furieuse envie de prendre ses jambes à son cou pour décamper sans demander son reste. Mais ses jambes se mirent à avancer malgré lui en direction de la voix. Les mains labourant ses poches de manteau, il marchait tel un automate qui s’oriente à la voix et s’arrêta pile devant l’experte.

Adossée avec nonchalance à la statue, elle le détailla de la tête aux pieds et fit glisser le casque de ses oreilles avant de lancer son verdict.

— Faut pas détaler comme un lapin quand y a des appels de phares dans votre direction!

En entendant le mot lapin, Édouard eut une vision fulgurante. Il allait passer à la casserole. Et l’impressionnante cuisinière ne semblait pas douter de ses talents. Masquant son trouble, il tenta de se donner une contenance.

— Eh bien… je… je n’étais pas certain que… que ce soit vous… j’ai eu un moment d’hésitation…

— Mais c’est bien moi! Et apparemment c’est bien vous! Donc c’est parti pour le tuto’ du jour: le baiser pour les nuls! Je vais vous apprendre à rouler des patins, que même les deux zozos à poils y vont faire un break pour nous mater!

Édouard était comme hypnotisé par les grosses bulles roses qu’elle faisait exploser avec virtuosité entre chaque phrase avant de récupérer les résidus de gomme avec sa langue pour préparer la prochaine bulle. Et il se demanda si le chewing-gum allait jouer un rôle dans le tuto’. Comme si elle lisait dans ses pensées, elle lui lança:

— Vous bilez pas pour le chewing-gum, il est à la fraise. C’est bon la fraise, vous verrez!

La motivation d’Édouard décroissait au fur et à mesure que les bulles grossissaient. Et il eut soudain du mal à imaginer l’experte en Francesca s’agrippant à sa nuque. Il eut même une pensée émue pour Mathilde et sa phobie de la suffocation, s’imaginant lui-même pris au piège d’une bulle géante et agonisant asphyxié.

Mais rien ne semblait dérouter l’agile mastiqueuse de sa mission.

— Si vous voulez mon avis, on aurait été plus à l’aise à l’horizontale qu’à se geler le cul sur un banc de jardin public! Au fait c’est quoi le scénar’? Houhou! vous avez avalé votre langue?! Ça va pas le faire pour se rouler des pelles!

Édouard tentait de s’accrocher à sa motivation première, et il dut se faire violence pour articuler trois phrases cohérentes.

— Vous… vous mentalisez la posture des deux personnages. Et vous me rejoignez sur le banc. Vous êtes Francesca et je suis Paolo.

— Alors je vous cause en italien?! Bello ragazzo ou alors… amore mio?

— Surtout pas! Nous sommes muets comme des statues.

— Le baiser des muets. Ok, j’ai pigé le truc! Allez vous assoir et ensuite je rapplique. Mais je vous signale que la Francesca et son Polo, eux au moins y sont à poil. C’est pas prévu dans le scénar’ à cause des flocons?

— On se concentre sur le visage et les bras.

— Ok… c’est imprimé! s’écria-t-elle en désignant son front, comme si elle venait tout juste de comprendre ce qu’on attendait d’elle. Et pour lancer le top départ de la mission, elle expédia d’un souffle sonore son chewing-gum en direction de la poubelle.

Édouard alla s’assoir sur le banc situé à quelques mètres de la statue pendant que l’experte en faisait le tour pour examiner de plus près la posture des deux amants. Elle se demanda un instant si elle n’allait pas se prendre un tour de reins à devoir reproduire la contorsion de Francesca suspendue aux lèvres de son amant. Mais le caprice de ce nouveau client lui paraissait bien inoffensif en comparaison des acrobaties kamasutresques réclamées par sa clientèle habituelle. Et elle avait à cœur de lui donner entière satisfaction dans cette prestation prépayée.

Livré à lui-même et un peu perdu, Édouard eut le pressentiment qu’il y aurait désormais un avant et un après dans sa vie. Que l’expérience du baiser allait lui ouvrir une porte secrète. Troublé par l’enjeu du moment, il s’attendait à une révélation imminente. Il ferma les yeux pour s’en remettre entièrement à son guide. Après tout, c’était Francesca qui semblait à l’initiative du baiser. Paolo, lui, y répondait.

Perdu dans ses conjectures, il ne put s’empêcher de tressaillir quand il sentit sur ses cuisses le poids du corps de Francesca. Avant de s’immobiliser, elle semblait chercher la position idéale pour la suite des travaux pratiques.

Les yeux toujours fermés, Édouard se concentrait sur l’empreinte laissée par ce corps sur ses cuisses. Et il se sentit ancré à la terre. Alors son bras droit chercha instinctivement la hanche gauche de Francesca. Sous ses doigts il sentit l’arrondi de sa hanche qui s’offrait à la caresse. Elle ne bougeait plus et semblait attendre que de sa main il guide l’orientation de son bassin pour optimiser l’équilibre dans l’enlacement. Devant l’attente de Francesca, il déplaça légèrement sa main pour envelopper de ses doigts le haut de sa hanche. Alors seulement il sentit le bras gauche de Francesca lui enlacer la nuque.

L’initiative de Francesca, qui des années durant l’avait fasciné, le transperça tout entier d’un frisson. Et bien qu’il gardât les paupières closes, il avait l’impression de plonger tout entier dans son regard. Elle rapprocha son buste tout contre le sien, et il sentit la proximité de son visage immobile, comme en suspens. Alors seulement il pencha son visage vers le sien comme un ultime consentement pour consommer le baiser longtemps fantasmé.

Et l’intimité foudroyante partagée dans le baiser lui procura une émotion si vive qu’il crut un instant défaillir. Francesca accueillait son désir de baiser comme une évidence qui légitimait ce désir-là, et elle y répondait avec l’art de celle qui ne craint pas de s’abandonner au visage de l’autre pour en approcher l’énigme. Dans ce baiser initiatique elle partageait avec lui le vertige d’une vie entière privée de baiser. Ses lèvres étanchaient sa soif et buvaient ses larmes. Sa blessure secrète, elle l’accueillait en silence, et sa bouche consolait l’homme en demande de baiser.

La ferveur qu’elle manifesta dans le baiser le fit basculer dans une petite éternité qui effaça le temps et l’espace.

Édouard ne sut combien de temps il était resté assis sur le banc, les yeux fermés longtemps après le départ silencieux de Francesca. Le goût du baiser sur les lèvres. Et s’il n’avait eu un goût de fraise sur la langue, il aurait pensé qu’il l’avait rêvé, le baiser.

Les flocons tombaient dru, et il sentit l’onglée lui mordre les doigts. Alors seulement il rouvrit les yeux et s’étonna de se retrouver la tête à l’abri de sa capuche de duffle-coat.

Enfin il se leva et enfouit les mains dans ses poches pour les réchauffer. Après quelques pas il s’arrêta pour retirer de sa poche droite ce qu’il triturait à l’aveugle avec ses doigts.

Un chewing-gum à la fraise et un billet de cinquante euros.