Nouvelle inédite :
Drôles de Dames

#lecturealamaison

Quel talent Sidonie va-t-elle se découvrir pour pouvoir se sevrer de sa potion magique ?

Le remède radical aux angoisses nocturnes de Sidonie ne tenait pas franchement du conseil médical, d’autant qu’en pleine nuit elle avait la main lourde, question posologie.

Deux cuillérées –à soupe– de Nutella à 3 heures du matin avaient des vertus insoupçonnées sur ses insomnies. L’improbable anxiolytique avait sur elle le même effet calmant qu’une tétine qu’on fourre dans la bouche du bébé réveillé en pleine nuit.

Sitôt le remède ingurgité, elle se recouchait à la hâte –surtout pas de lavage de dents, le goût de la pâte dentifrice risquant de masquer la saveur inimitable de la pâte chocolatée– et tétait encore longtemps les plaques résiduelles collées contre son palais, s’enivrant du parfum rassurant des noisettes torréfiées qui lui permettait de glisser, enfin apaisée, dans un sommeil salvateur.

Mais l’addiction nocturne au produit miracle l’obligeait à réduire considérablement son apport calorique en journée pour éviter tout risque d’obésité morbide. D’autant qu’elle n’était pas franchement une grande fan de sport, Sidonie.

Aussi résistait-elle tous les matins à l’envie de monter dans le bus pour se rendre à son travail. C’est à pied qu’elle parcourait les 1,6 km qui séparaient sa studette sous les toits, place Monge, de son travail, gare d’Austerlitz.

Et quand elle entendait le bus arriver en trombe sur le boulevard et qu’elle voyait le chauffeur la doubler comme pour la narguer, elle accélérait vaillamment le pas en tentant de réguler la respiration haletante des personnes en surpoids face à l’effort physique. Alors, pour se donner du courage, elle visualisait la cuillère –à soupe– qu’elle allait plonger en pleine nuit dans la potion magique.

Et pour ne jamais se retrouver en manque de potion, Rosalie renouvelait régulièrement son stock de réserves. Son pire cauchemar étant de se retrouver en rupture de stock un jour férié, elle avait organisé avec méthode des cachettes régulièrement réapprovisionnées. Avec grand soin elle avait inscrit dans un calepin les trois endroits où elle conservait le précieux stock et elle tenait minutieusement à jour son inventaire avec un crayon à gomme HB.

Cachette N° 1 : Baignoire, derrière le troisième carreau en partant de la gauche → 1 pot de 200 gr + 2 pots de 440 gr. Pots intacts.

Cachette N° 2 : Sous le lit, boîte à chaussures Mephisto → 1 pot de 630 gr, entamé au deux tiers.

Cachette N° 3 : Placard à balai, boîte à cirage → 5 mini pots de 25 gr. Pots intacts.

Et même si elle ne transigeait que rarement avec sa règle d’or  –pas de potion pendant la journée– elle veillait à avoir toujours dans son sac à main un mini pot de 25 gr, en cas d’extrême urgence. Sait-on jamais. Mais rien qu’à l’idée d’avoir la potion magique toujours à portée de main, ça la rassurait définitivement, Sidonie.

Les mini pots elle en avait commandés dix sur un site internet qui personnalisait les pots avec des inscriptions au choix. Quand elle avait découvert dans le paquet les dix mini pots avec son prénom imprimé en lettres noires sur l’étiquette au-dessus du logo, elle avait été émue, Sidonie.

Et ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était le moment où elle entamait un nouveau pot : la petite résistance du couvercle blanc qu’on dévisse pour découvrir l’opercule doré. Tantôt elle le détachait délicatement en passant la pointe du couteau proprement sur le pourtour, tantôt elle éventrait l’opercule en y plantant la lame du couteau. S’offrait alors à son regard la surface parfaitement lisse et légèrement brillante de la pâte encore vierge de toute empreinte. Venait ensuite le rituel immuable d’y plonger l’index pour en vérifier la consistance –qui dépendait de la température ambiante– avant de le porter à sa bouche pour retrouver la saveur inimitable.

Aujourd’hui elle marchait plus vite que d’habitude car au travail il y avait du rififi dans l’air. Inquiètes du changement de prestataire pour la gestion des sanitaires dans les gares parisiennes, ses collègues de la société de nettoyage craignaient de se retrouver sans emploi. Et pour montrer leur mécontentement, elles parlaient de débuter une grève. Géraldine avait expliqué à Sidonie que la meilleure chose à faire c’était de passer à l’action et d’occuper le site avec des banderoles. Qu’il fallait se mutiner comme sur le Bounty et qu’elle se proposait d’être leur vaillant capitaine. Et quand Sidonie lui avait demandé ce qu’elle allait inscrire sur sa banderole, Géraldine ne semblait pas douter de l’impact. “Aujourd’hui va falloir vous retenir, Dames pipi en grève !” 

Sidonie admirait sa copine Géraldine pour sa tchatche et sa belle assurance. Jamais elle ne semblait douter, toujours elle fonçait. Tout le contraire de Sidonie qui se demandait sans cesse ce qu’elle avait fait de faux ou de travers. Pourtant quand elle était en poste aux toilettes nord de la gare, ça brillait et ça embaumait la fraîcheur comme jamais. On aurait dit un sanatorium avant l’arrivée des curistes. Et elle avait à cœur de mettre chaque semaine à côté de la soucoupe des pourboires un petit bouquet de fleurs que la fleuriste du quartier lui préparait avec les invendus de la semaine.

Quand Sidonie pénétra dans le hall de gare, elle aperçut de loin un attroupement devant l’entrée des toilettes nord. Alors elle plongea discrètement la main droite dans son sac pour serrer dans sa main le mini pot de Nutella. Le contact de la forme familière qui se lovait parfaitement dans sa paume la rassura.

L’attroupement se divisait en deux camps : ceux qui avaient les bras levés avec des banderoles et ceux avec les bras baissés qui se tenaient le ventre ou l’entrejambe.

Sidonie se demanda un instant si elle n’allait pas rebrousser chemin pour échapper aux regards furibonds. Mais déjà Géraldine la hélait de loin, scandant son surnom à grands coups de gosier  SIDO, SIDO !  et sautant avec sa banderole.

Avant d’avoir eu le temps de réagir, Sidonie fut prise d’assaut par les personnes les plus pressées d’aller se soulager. Tantôt grimaçant, tantôt suppliant, toutes la pressaient de faire quelque chose pour leur permettre l’accès aux commodités, si bien que Sidonie se retrouva bien malgré elle dans la fâcheuse posture d’arbitre entre les deux camps.

Prise entre deux feux, elle opta pour une solution négociée à l’amiable et s’entendit dire d’un ton calme et assuré :

  • Ceux qui signent la pétition peuvent aller se soulager.

Et les signataires ne se firent pas prier. Ça signait à tout va la pétition que leur tendait Géraldine, radieuse et victorieuse, avant de filer vers le lieu de tous les soulagements. Ne perdant pas le nord, Géraldine avait profité de l’auditoire concentré en lieu clos pour leur tenir devant les portes verrouillées un discours percutant sur ce que serait le monde sans elles qui veillaient à la propreté et la bonne ambiance des lieux.

Le surlendemain de la mutinerie, Sidonie avait vu défiler plus de monde que d’habitude aux toilettes nord à cause d’une photo et d’un article dans le journal qui titrait « Mutinerie des Drôles de Dames en gare d’Austerlitz !».

Sans le savoir, Sidonie avait sauvé de la grosse catastrophe un jeune journaliste très pressé, qui avait, après un soulagement salutaire, décidé de faire un papier sur ces drôles de dames qui risquaient de ne pas voir leur contrat renouvelé par la société de nettoyage en pleine restructuration. Il en avait profité pour interviewer Géraldine et Sidonie qui avaient mis beaucoup de conviction et de cœur pour défendre leur profession menacée. Et Géraldine lui avait raconté combien Sidonie était appréciée des clients réguliers qui venaient aussi pour raconter leurs petites misères. Elle lui montra la chaise de l’autre côté du comptoir où certains clients s’installaient pour consulter Sidonie.

La première fois que Sidonie s’étaient fait dévisager par des clients qui s’écriaient avec fierté « Je vous reconnais, j’ai vu votre photo dans le journal ! », ça l’avait gêné. Mais avec le temps elle n’y faisait plus attention et avait dû rajouter quelques chaises à côté du comptoir pour faire patienter les clients qui voulaient échanger avec elle et lui demander conseil.

Le soir elle rentrait chez elle avec le sentiment renforcé de faire œuvre utile et passait désormais des nuits presque complètes. Et les rares fois où elle se réveillait à 3 h du matin, c’était pour prendre des notes dans son petit calepin où elle avait inscrit le nom de ses clients réguliers. Chaque page nominative était divisée en deux colonnes: problèmes / solutions.

Après quelques semaines de cette vie bien remplie, elle jugea qu’il était temps de refaire le ménage dans sa studette où la poussière s’était accumulée. Alors qu’elle passait l’aspirateur sous son lit, une vieille boîte à chaussures Mephisto valsa contre le mur. Elle s’en empara, et, sans même l’ouvrir, la balança dans le vide-ordure. Le fracas caractéristique des débris de verre à l’atterrissage cinq étages plus bas dans la benne en fer lui rappela vaguement le contenu de la boîte. Mais l’experte très sollicitée en matière de problèmes et solutions, jugea que son geste était sans doute une solution radicale à un problème récurrent et multifactoriel.

En effet, depuis qu’un cheminot souffrant de troubles du comportement alimentaire venait consulter Sidonie tous les mardis avant sa prise de service, elle s’était penchée d’un peu plus près sur les TCA et avait décidé de remplacer la pratique assez courante du carnet alimentaire –suggestion qu’elle avait lue dans un article spécialisé et qui ne l’avait pas convaincue car la méthode lui semblait trop prosaïque– par l’usage d’un calepin émotionnel.

Calepin qu’elle trouvait plus aidant pour s’intéresser à l’axe émotionnel plutôt qu’à l’axe purement alimentaire du client. Il s’était d’abord montré dubitatif quant à l’idée de consigner ses émotions dans un calepin. Mais peu à peu il avait pris goût à l’exercice et s’étonna de vouloir acheter un autre calepin après avoir noirci le premier.

Quant à Sidonie, elle avait très vite changé de format de calepin, et était passée du petit format à spirales 8 x 11 cm, au calepin Moleskine rouge 13 x 21 cm, 400 pages, coins arrondis, fermeture élastique, deux signets en ruban et l’emblématique avis « en cas de perte » au recto.

Et c’est un nouveau petit rituel qui lui procurait une secrète jubilation pendant sa marche matinale pour se rendre au travail. Caresser de la main droite dans son sac à main le monogramme personnalisé sur la couverture du calepin. L’estampage manuel haut de gamme, réalisé à l’aide de lettres en laiton, conférait assez de relief au monogramme pour que l’effleurement de ses doigts la rassure sur sa vie et ses talents, SIDO.

Douze ans plus tard quand le propriétaire de la studette décida de refaire la salle de bain après le déménagement de sa locataire, il ne comprit pas bien ce que le carreleur lui fit comme révélation. Des pots de Nutella intacts derrière le troisième carreau de gauche de la baignoire ? N’importe quoi ! Pourquoi pas un cadavre momifié, tant qu’on y est !