Nouvelle 9 :
Bleu-blanc-rouge
#lecturealamaison
Nabil ne rêve que d’une chose : revivre l’ivresse d’un dimanche de juillet 1998, quand son père l’avait porté en triomphe sur la plage du Prado… Ce père, adoré mais décédé peu après, lui manque en ce dimanche de juillet 2018.
Tous les quatre ans au cœur de l’été c’était le grand charivari dans la tête de Nabil. Ça jouait des castagnettes et ça tanguait ferme.
Il avait beau se raisonner et verrouiller ses émotions, rien n’y faisait. Son cœur s’emballait au premier coup de sifflet.
À 28 ans Nabil ne rêvait que d’une chose. Revivre l’ivresse d’un dimanche de juillet 1998, quand son père l’avait porté en triomphe sur la plage du Prado. Juché sur ses épaules face à l’écran géant, le garçon de huit ans avait brandi le drapeau tricolore au-dessus de la marée des 50 000 Marseillais en folie.
Ce jour-là son père l’avait hissé sur le toit du monde et en avait fait son héros. À l’image de Zizou, l’enfant du pays, propulsé héros national après son doublet de la tête, et qui avait offert à son père le rêve d’une vie. L’intégration dans une France où le talent et le collectif black-blanc-beur avaient effacé de trois coups de ballon magique le malaise identitaire.
Porté par la ferveur collective, le petit champion du monde s’était senti invincible du haut de ses huit ans.
Chez les Belkacem l’ivresse de la victoire avait duré six mois et seize jours. Le 29 janvier la famille championne du monde avait perdu son pilier. Au matin de l’Aïd el-Fitr, le père ne s’était pas réveillé pour offrir à son fils le maillot national floqué de la première étoile. Infarctus massif du myocarde. La mère avait fait ce qu’elle pouvait pour trouver les mots devant la famille réunie. À son fils aîné et ses trois petites filles, elle avait dit que leur père était désormais comme l’étoile brodée sur le maillot des Bleus. Il brillerait pour toujours dans leur vie. De jour comme de nuit.
Et pendant les mois qui suivirent Nabil avait dormi avec son maillot étoilé sous le pyjama.
Quand à 16 ans il avait dû se rendre à l’évidence et admettre qu’il n’avait pas le talent d’un Zidane pour réaliser son rêve en devenant joueur professionnel, il avait développé un eczéma invasif sur les bras et les jambes. C’est le médecin de famille qui avait trouvé le bon remède au symptôme. Il avait confié son jeune patient à un cousin qui cherchait un entraîneur bénévole pour les 8-10 ans dans le club de foot de son quartier. Motivé par sa nouvelle mission pour décrocher une coupe avec ses petits champions, Nabil avait pu reprendre sa scolarité et valider dans la foulée un BTS électrotechnique.
Et quand son équipe disputait des matchs décisifs le week-end, sa mère et ses trois sœurs perpétuaient la tradition familiale en venant supporter leur champion dans les tribunes.
Mais tous les quatre ans la coupe du monde lui donnait rendez-vous avec son père. Depuis vingt ans, que des rendez-vous manqués dont il se remettait doucement en plaçant ses espoirs dans la coupe suivante.
À chaque fois sa mère le mettait en garde car elle voyait bien qu’il s’essoufflait à vouloir faire revivre le passé. Et elle lui donnait en exemple ses trois sœurs, toutes mariées et bien ancrées dans le présent. Lui était célibataire et partageait sa vie entre son emploi chez un opérateur spécialisé dans le déploiement de réseaux très haut débit, et son entraînement des minimes. Son studio il l’avait pris dans la cité de son enfance et passait tous les soirs prendre des nouvelles de sa mère qui se désolait de voir son fils bloqué dans le passé.
Depuis le début de l’été l’ascension progressive des Bleus dans la compétition maintenait Nabil en état d’alerte permanent. Même la nuit, avec le petit maillot étoilé planqué sous l’oreiller, il gambergeait sur les chances d’aller en finale et de ressentir une fois encore ce qu’il avait partagé avec son père il y a vingt ans.
Pour la demi-finale France-Belgique la sœur cadette et son mari avaient invité la famille à Aubagne pour ne pas laisser Nabil rentrer seul chez lui en cas de défaite. Car même si Nabil ne parlait jamais de sa quête secrète, sa famille n’était pas dupe et s’inquiétait pour lui.
La difficile victoire des Bleus contre la Belgique avait mis leurs nerfs à rude épreuve, mais avait surtout soulagé les trois sœurs qui avaient souffert jusqu’au coup de sifflet final pour leur frère.
Nabil savait désormais qu’il avait rendez-vous avec son père dans cinq jours. Secrètement il se jura qu’en cas de nouveau rendez-vous manqué, il jetterait l’éponge. En vingt ans d’espoirs déçus, les rendez-vous manqués pesaient de plus en plus lourd. Il savait bien qu’il ne pouvait pas continuer à mettre sa vie entre parenthèses en attendant de décrocher la lune.
Après la victoire en demi-finale, la famille était en effervescence pour savoir où on allait regarder la finale. C’est Nabil qui mit tout le monde d’accord. La retransmission d’une finale de coupe du monde, ça se regardait dehors quand on habitait Marseille. Un de ses beaux-frères lui fit remarquer que la plage du Prado ne serait pas ouverte en raison des mesures Vigipirate. Et la mairie de Marseille n’était même pas sûre d’installer une fan-zone. Ils décidèrent donc d’attendre la décision de la mairie pour s’organiser.
Ce soir-là Nabil dormit avec le maillot étoilé glissé sous le t-shirt pour apaiser son cœur en sursis.
Le lendemain il retrouva ses minimes pour l’entraînement qu’il prolongeait tout le mois de juillet car la plupart des garçons ne partaient pas en vacances. Et ses joueurs redoublèrent de zèle pour imiter la tête croisée de Samuel Umtiti. Même Youssef, le petit taiseux de la bande, semblait moins en retrait que d’habitude. Il était arrivé de Syrie six mois plus tôt avec sa mère et ses deux petites sœurs. Scolarisé à l’école du quartier dans une unité pédagogique pour élèves allophones arrivants, il ne se mêlait pas encore aux élèves dans la cour de récréation. Une association d’aide aux migrants qui aidait sa mère dans ses démarches avait contacté le club pour inscrire le gamin et lui faciliter le contact avec des garçons de son âge.
Au départ Nabil avait eu du mal à le cerner à cause de son mutisme. Mais depuis qu’il le faisait jouer en défense, il observait chez lui une intelligence de jeu qui le sidérait.
Après l’entraînement chacun y alla de son pronostic pour la finale. Quand Nabil voulut fermer le vestiaire, il découvrit Youssef resté seul sur le banc.
— C’est bon Youssef, tu peux y aller. Je vais fermer. T’as fait du bon boulot ce soir, tu sais !
— J’aime foot.
— Et tu es un bon défenseur !
— J’aime coupe du monde.
— Moi aussi j’aime la coupe du monde !
— Moi et toi… voir le match ?
— Oui, on va tous voir le match !
— Moi et toi voir le match …?
À son regard, Nabil réalisa qu’il n’avait pas bien compris le sens de sa question et voulut s’assurer de ce qu’il faisait dimanche.
— Où tu vas regarder la finale ?
— A la maison pas la télévision.
— Ah… ok… toi et moi… on peut voir le match… ensemble ?
Devant le grand sourire du gamin, il s’en voulut de ne pas avoir compris la situation plus tôt. À force de vivre dans sa bulle, il était loin de se douter qu’un de ses joueurs était privé de coupe du monde pour des raisons de précarité. Il décida donc de l’accompagner chez lui pour demander à sa mère s’il pouvait venir chercher le gamin dimanche après-midi.
En voyant arriver son fils avec un inconnu, la mère parut inquiète. Quand Youssef lui expliqua en syrien la raison de cette visite, elle se détendit et fit entrer Nabil pour lui proposer du thé. Il en profita pour lui dire que son fils s’impliquait beaucoup à l’entraînement et qu’elle pouvait être fière de lui. En partant, il lui dit qu’il viendrait chercher son fils en tout début d’après-midi pour regarder la finale dans une fan-zone. Youssef avait les yeux qui brillaient de gratitude, mais Nabil sentait confusément que c’était lui qui était reconnaissant à Youssef de l’accompagner.
Les trois jours qui précédèrent le match, Nabil vécut l’attente avec un mélange de calme et de résignation. La mairie de Marseille avait fait savoir dans un communiqué qu’il y aurait une fan-zone au Parc Chanot, et Nabil devait y retrouver sa famille.
Dimanche en début d’après-midi Youssef attendait Nabil devant son immeuble avec un petit drapeau à la main. Ils prirent d’abord le métro jusqu’à la plage du Prado. Ils avaient du temps avant le début du match, et Nabil voulait se promener avec Youssef avant de l’emmener au parc Chanot.
Sur la plage presque déserte le temps semblait suspendu. Comme figé dans l’attente du vertigineux compte à rebours. Tout lui paraissait irréel. Les couleurs, les sons, les odeurs. Il sortit de son sac à dos un cadeau pour Youssef. Le ballon de foot Telstar18, composé des 12 pentagones noirs et des 20 hexagones blancs. Ensemble ils l’étrennèrent en se faisant quelques passes sur le sable. Nabil suivait du regard le vol des mouettes fendant l’air de leurs cris familiers qui se mêlaient aux rires de Youssef. Il aurait voulu que le temps s’arrête sur cette plage.
Quand ils arrivèrent vers 16 heures au parc des expositions, l’esplanade du palais des congrès était déjà noire de monde.
Nabil avait reçu plusieurs messages de ses sœurs pour savoir où il se trouvait, mais il temporisait. Il ne savait comment leur annoncer qu’il voulait regarder la finale avec Youssef. Sans la famille. Ne voulant pas inquiéter ses sœurs, il les informa qu’il allait rester avec quelques-uns de ses joueurs, c’était plus simple, qu’il les rejoindrait à l’issue du match.
Plus Youssef s’animait à l’approche du coup d’envoi, plus Nabil était calme, comme lavé de tout affect. Presque détaché de lui-même et de l’environnement extérieur. Le vide qui l’habitait depuis vingt ans le remplissait entièrement. Aujourd’hui avec douceur. Ça ne faisait plus mal. C’était doux à l’endroit du vide. Et il s’étonnait de ne pas ressentir la douleur familière, ni l’angoisse devant l’enjeu du match.
Les clameurs de la foule lui parvenaient comme à travers un filtre. Ses yeux suivaient les actions sur l’écran géant, mais ce que l’écran lui renvoyait, c’était lui et Youssef en train de regarder le match qui allait entrer dans les mémoires, quelle qu’en soit l’issue. Et il se demandait quel enjeu affectif les autres spectateurs vivaient chacun dans cette finale.
Quand la foule se mit à exulter au but de Mandzukic contre son camp, il découvrit dans le regard de Youssef la stupeur du défenseur qui commet l’irréparable contre son propre gardien.
— Catastrophe pour Croatie ?
— Oui. Ça arrive qu’un défenseur marque contre son camp en voulant dévier le ballon de la tête après un coup franc dangereux. Et en finale de la coupe du monde, c’est la catastrophe !
Quand Perisic égalisa dix minutes plus tard, Youssef voulut rassurer son coach qui demeurait d’un calme inquiétant.
— Les Bleus bientôt marquer but !
L’optimisme confiant du gamin qui détonnait avec les mines catastrophées des spectateurs permit à Nabil de se concentrer sur ses propres sensations. Il ne se débattait plus contre la peur de perdre une nouvelle fois son père. Son mental lâchait doucement prise et il suivait les actions en direct sans anticiper l’issue du match. Il se demanda si c’était la présence de Youssef qui l’affranchissait de la panique habituelle. Jamais encore il n’avait vécu des matchs de coupe du monde sans panique intérieure. C’est le cri de Youssef qui le tira de ses pensées.
— Oh ! Croatie faute ! La main… la main…
Le suspense du recours à l’arbitrage vidéo fit basculer la foule dans une clameur unanime. On réclamait le penalty. Youssef sautait sur place pour mieux voir l’écran.
Alors, d’un geste fluide, Nabil le hissa sur ses épaules pour qu’il ait plus de visibilité.
Au signal accordant le penalty, une ola parcourut la foule, et Nabil chancela sous l’élan du gamin qui suivait la vague humaine, les bras levés.
Au moment où Griezmann transforma le penalty avec un contre-pied parfait, Nabil sentit les mains de Youssef tambouriner sur son crâne. La joie du gamin se propagea comme une traînée de poudre dans le corps de Nabil. S’il n’avait pas eu le poids du gamin sur les épaules, il aurait cru qu’il s’envolait.
À la mi-temps il échangea quelques messages avec ses sœurs pendant que Youssef s’exerçait au clapping avec la foule survoltée.
Au début de la seconde mi-temps Youssef le prit par la main, et Nabil se demandait qui avait besoin de rassurer l’autre.
Mais en l’espace de six minutes l’univers émotionnel de Nabil bascula dans une nouvelle dimension où le présent accueillait le passé. Sa part inconsolable cohabitait avec sa joie présente.
Quand à la 59e minute Paul Pogba s’y reprit à deux fois pour marquer d’une frappe sèche depuis l’extérieur de la surface de réparation, Nabil l’inconsolable souleva Youssef dans les airs.
Six minutes plus tard, un but de Kylian Mbappé au ras du poteau propulsa Youssef dans les bras de Nabil.
Le jeune homme partageait avec l’enfant un trésor perdu. Une joie qui venait de loin et qu’il pouvait enfin relayer. Entre lui et son jeune protégé les émotions circulaient librement et comblaient de vie leur béance respective laissée par l’absence du père.
Et la réduction du score avec le but concédé par Hugo LIoris à Mandzukic n’enleva rien à leur victoire secrète.
Au coup de sifflet final tous les joueurs du banc se précipitèrent sur le terrain pour tomber dans les bras de leurs coéquipiers. Alors l’émotion collective déferla telle une vague gigantesque sur l’Hexagone. Et lorsqu’elle atteignit Nabil, il put enfin dire adieu à son père.
— Pas pleurer, Nabil. Moi et toi champions du monde, yalla !