Nouvelle 5 :
À l'évidence
#lecturealamaison
Félix apprendra t-il à nager dans l’eau profonde
pour rencontrer l’âme sœur ?
Tout lui avait semblé évident quand il était entré dans l’adolescence. Tout, c’était lui et les autres. Lui, seul et différent. Et les autres, unis et semblables.
Pendant que les garçons et les filles de son âge s’intéressaient avec plus ou moins d’assiduité au sexe opposé, Félix s’intéressait aux autres du moment qu’ils étaient du même sexe que lui. La première fois qu’il avait clairement découvert son attirance pour les garçons, c’était en classe de troisième au collège.
Deux semaines après la rentrée de septembre un nouvel élève était arrivé dans sa classe. Il venait de Martinique où un cyclone avait dévasté sa maison. Sa famille avait décidé de gagner la métropole pour prendre un nouveau départ. Et c’est à Rouen que la famille s’était installée à cause d’un oncle qui y résidait déjà.
Quand le Principal du collège était entré dans la salle de classe pour présenter Noah à ses camarades, Félix avait d’abord ressenti un choc. Comme si la seule apparition du garçon avait eu un impact physique sur sa personne. Un impact fulgurant avec la sensation d’un coup de poing à l’estomac et d’une caresse d’une infinie douceur.
Pendant que le Principal donnait ses recommandations à la classe, Félix tentait de reprendre ses esprits et calmer la sensation de brûlure qui envahissait tout son être.
Noah était vite devenu la coqueluche de la classe. Il plaisait aux filles comme aux garçons. Aux filles parce qu’il était beau à se damner. Aux garçons parce qu’il se montrait loyal et ne profitait pas de son charisme pour leur faire de l’ombre.
Depuis l’arrivée du nouvel élève, l’instinct avait appris à Félix une chose essentielle pour préserver son identité dans la jungle de l’école. La technique du camouflage. Il avait donc appris à camoufler ses sentiments pour ne pas se faire repérer dans cet environnement où l’acceptation de la différence était loin d’être acquise. Sa passion grandissante pour le nouvel arrivant, il la gardait secrète, et apprenait au jour le jour à jouer le rôle de la neutralité pour ne pas être démasqué et étiqueté. Neutre dans ses propos, neutre dans ses actes, il contrôlait ses émotions et son langage. Quand ça bouillait à l’intérieur, il ne pensait qu’à une chose : self-control. Il en avait fait un mantra, entraînant son mental comme pour un art martial. Il comprit dès lors qu’il aurait deux vies. Une vie intérieure totalement cloisonnée de sa vie extérieure.
Au collège Félix voyait les filles tomber comme des mouches devant Noah qui semblait imperturbable devant les avances de ses nombreuses groupies. Toutes se pâmaient d’amour pour lui, d’autant plus qu’il semblait inaccessible. Et l’assiduité aux séances de sport durant le cycle piscine avait atteint des records jamais égalés chez les filles – plus question de dispense pour raison de menstruation – depuis que le dieu de la natation avait intégré la classe. Charlotte s’était même laissée tomber du mur d’escalade en UNSS, rien qu’à l’idée de se retrouver dans les bras du beau Noah, le seul garçon de la classe capable de porter l’imposante escaladeuse à l’infirmerie. Mais la double fracture du poignet de Charlotte n’avait pas réussi à ébranler le grand sportif.
Le professeur de sport avait rapidement repéré ses performances en natation et avait contacté la fédération française de natation qui lui avait fait passer des tests. Et depuis qu’il avait intégré le pôle espoir de natation pour des entraînements intensifs, le beau Noah passait une grande partie de son temps libre dans l’eau.
Quant à Félix il nourrissait sa passion secrète de petits riens qui faisaient de lui un observateur privilégié. Au collège il savourait le bonheur de scruter les moindres faits et gestes de Noah, toujours mine de rien pour ne pas être pris en défaut. Il se fondait dans la masse sans perdre une miette du spectacle dont il était le secret spectateur. A étudier quotidiennement ses gestes et ses réactions, le visage de Noah lui était devenu si familier qu’il pouvait anticiper la moindre de ses mimiques.
D’un naturel réservé, Noah parlait peu, mais sa simple présence lui permettait d’être aisément intégré dans le groupe, contrairement à Félix qui était plutôt considéré comme un solitaire dans la classe. Étiqueté par ses professeurs comme un élève brillant et réfléchi, Félix passait sa vie à observer son environnement avec le même intérêt qu’il découvrait les personnages des romans qu’il dévorait. Son rôle d’observateur silencieux et de grand lecteur lui conférait un statut en marge des autres. Un outsider de la course faite de rapports de force et de jeux de séduction.
Mais la fin du premier trimestre lui réserva une surprise qui allait durablement impacter sa vie. À la fin des vacances de Noël il fut pris de violentes douleurs abdominales que sa mère attribua aux excès du réveillon. Elle se décida à appeler le Samu quand Félix tomba en syncope. Transporté à l’hôpital, il fut opéré en urgence d’une péritonite aigüe dont il réchappa de justesse.
La raison de son absence à la rentrée de janvier avait ému la classe, et trois élèves s’étaient rendus à l’hôpital pour lui rendre visite. Bien que très affaibli, Félix était parvenu à cacher sa joie en apercevant Noah franchir la porte derrière les deux délégués de classe, Arthur et Juliette. La visite avait été de courte durée vu l’état de fatigue de Félix, et quand Juliette avait appris qu’il allait devoir entamer une convalescence de deux semaines, elle avait proposé que des élèves de la classe se relaient pour lui apporter les cours à la maison. Félix leur avait demandé comment s’était passée la première semaine de reprise, et quand Arthur s’était mis à imiter le prof de SVT avec ses tics de langage, il avait dû interrompre ses singeries en voyant Félix grimacer de douleur quand il riait.
Impressionné par la chambre d’hôpital, Noah avait gardé le silence jusqu’à ce que Félix lui demande des nouvelles de ses compétitions de natation. Et Noah avait raconté les chronos très sélectifs pour obtenir la sélection au championnat de France junior.
Quand ils furent repartis, Félix s’étonna de sentir les larmes couler sur ses joues. Mais à force de se censurer en public, il laissa enfin libre cours à ses émotions.
Pour s’occuper durant sa convalescence à la maison, il s’était remis au dessin et avait ressorti son vieux carnet de croquis. Au fil des esquisses il comprit combien il avait besoin de visualiser le visage de celui qui occupait secrètement toutes ses pensées.
Il pensa d’abord que dessiner quelqu’un de mémoire serait trop difficile, mais la longue observation de l’objet de ses désirs lui donnait l’impression de connaître par cœur son sourire et chaque trait de son visage.
Sa sœur s’étonna de le voir absorbé dans le dessin qu’il avait abandonné depuis deux ans, mais ses parents jugèrent que cette occupation convenait parfaitement à sa convalescence. Sa mère lui avait même acheté un beau carnet en moleskine pour encourager le talent retrouvé de son fils, dont elle était loin d’imaginer la secrète motivation.
Au bout d’une semaine Félix avait presque rempli le nouveau carnet, quand un soir on toqua à la porte de sa chambre. Sa mère passa la tête par l’embrasure pour lui annoncer qu’il avait de la visite. Se demandant un instant quel élève allait prendre le relai pour lui apporter les devoirs, il se sentit pris au dépourvu lorsqu’il vit Noah entrer dans la chambre. A la vue du visage qu’il avait dessiné des heures durant, il se redressa si brusquement dans son lit que sa cicatrice lui arracha malgré lui une grimace de douleur. Devant la mine inquiète du visiteur, il tenta aussitôt de minimiser la douleur.
— Ce sont les fils… ça pince encore un peu… quand je bouge.
— C’est pas trop tôt pour les visites ?
— Non, non, pas du tout ! Quand on est cloué au lit, une journée c’est long… je suis content d’avoir de la visite.
— Et tu fais quoi pour t’occuper ?
— Lire et dessiner.
Songeur, Noah regardait la table de chevet encombrée de livres et de carnets à dessins. Ça lui rappelait une époque lointaine.
— La lecture et le dessin… Quand j’étais petit, c’était un cauchemar pour moi… deux disciplines où j’étais nul… en maternelle et au CP les maîtresses s’arrachaient les cheveux ! Je n’arrivais même pas à dessiner un bonhomme, il manquait toujours quelque chose… un rond ou un bâton !
— Ah oui, les ronds et les bâtons…
— J’aimerais bien savoir dessiner…
— Mais toi tu sais nager. Moi je nage très mal. Je ne maîtrise même pas le crawl !
— Si tu m’apprends à dessiner des bonshommes, moi je veux bien t’apprendre à nager le crawl !
Félix sentait son cœur battre à tout rompre en entendant Noah lui proposer de partager des activités. Et il se sentit pousser des ailes.
— Chiche ! Mais pour la natation il va falloir attendre un peu à cause de la cicatrice.
— Pas de problème, on attendra. Je peux voir tes dessins ?
Devant sa demande très spontanée, Félix sentit monter la panique et il botta en touche.
— Ce sont des esquisses, elles sont… elles sont pas finies. Mais si tu veux voir comment ça marche le dessin, je peux essayer de faire ton portrait.
— Là tout de suite ?
— Oui. Ce ne sera pas long.
Noah eut ce sourire que Félix connaissait par cœur. Un sourire où on décelait la joie freinée par une pudeur extrême.
— Allez, c’est parti ! Tu peux avancer cette chaise et me raconter tes dernières compét’ pendant que je te tire le portrait!
Félix s’empara d’un bloc à dessin et de son crayon gras. Il n’en revenait pas de l’opportunité qui s’offrait à lui de pouvoir fixer longuement le visage de Noah sans devoir se censurer. Ne voulant pas abuser de sa patience, il sentit une frénésie animer sa main droite dont les mouvements rapides faisaient chuchoter le papier dessin. L’urgence de l’exercice l’amena à tracer les traits et les courbes sans jamais s’interrompre dans le geste. Pendant qu’il écoutait Noah lui raconter ses derniers chronos, ses yeux passaient très vite de la feuille au visage pour tenter de saisir au plus près ce qui le touchait tant dans ses traits. L’aile du nez, la fossette gauche juste au-dessus de sa bouche mi-rieuse mi-boudeuse, le regard qui dévoilait sa force et sa vulnérabilité. Le plaisir à dessiner le visage aimé était si fort qu’au bout d’un quart d’heure il décida d’abréger la séance en accélérant les derniers coups de crayon.
— Voilà, c’est fini !
— Déjà ?
— C’est juste une esquisse, on ne va pas abuser de ta patience.
Impossible de lui avouer la montée d’adrénaline qui avait affolé son rythme cardiaque. Le mental en alerte pour masquer son trouble, il détacha lentement la feuille du bloc et la lui tendit. La surprise qu’il lut sur le visage de Noah le mit d’abord mal à l’aise car aucun mot ne sortit de sa bouche entrouverte. Enfin il entendit le verdict bienveillant qui le soulagea.
— C’est incroyable ! Tu es vraiment doué ! Je peux le garder ?
— Bien sûr.
— Alors tu dois le signer. Comme un artiste !
Félix reprit la feuille en s’amusant de l’expression. Il signa et inscrivit la date. Noah la rangea dans son sac à dos, et en échange il lui tendit les feuilles de cours qu’il lui avait photocopiées et agrafées par matière.
— J’espère que tu arriveras à lire mon écriture !
— T’en fais pas, je vais me débrouiller.
En partant, Noah lui posa la main sur l’épaule pour lui souhaiter une bonne fin de convalescence. Avant que Félix ne réalise, il avait quitté la chambre.
Portant machinalement sa main à l’épaule que Noah avait touchée, il se demanda combien de temps avait duré la visite. Il n’en avait aucune idée. Il savait juste qu’il était heureux. À un point qu’il n’aurait jamais imaginé.
Même s’il ne voulait pas se faire d’illusion sur le lien naissant, il passa une nuit agitée à rêver du visage de Noah que ses mains découvraient à l’aveugle pour mieux le dessiner. Le grain de la peau, la douceur des lèvres, l’ombre des paupières, la ligne des sourcils.
Les jours suivants il remplit son carnet avec des portraits de Noah, figeant sur le papier toutes les expressions de son visage qu’il avait eu tout loisir d’observer lors de sa visite. Et quand sa mère le conduisit chez le médecin pour la dernière visite de contrôle, elle s’étonna d’entendre Félix demander quand il pourrait reprendre la natation. Encore dix jours de patience avant de se retrouver dans l’eau avec le dieu de la natation.
Quand Félix réintégra le collège, ses camarades lui manifestèrent un intérêt dont il n’avait pas l’habitude. À les voir évoluer entre eux, il comprit que les marques d’intérêt que lui portait Noah avaient poussé les autres à adopter une attitude particulièrement bienveillante à son égard. Et il ne s’en plaignit pas. Les autres semblaient désormais le considérer comme le protégé de Noah, ce qui lui conférait une sorte d’immunité, avec un capital sympathie en hausse pour avoir échappé de justesse à la mort. Quant à Noah il semblait avoir endossé très naturellement le rôle de protecteur et veillait à lui éviter toute adversité.
Félix n’eut pas besoin de lui rappeler les cours de natation, c’est Noah qui lui demanda s’il était disponible pour le rejoindre à la piscine après son entraînement du samedi soir. A quelques jours près ça collait avec les consignes de dispense du médecin, et Félix ne se fit pas prier pour répondre favorablement à sa proposition.
Noah lui avait donné rendez-vous à 21 heures après l’entraînement. Le samedi la piscine était ouverte en nocturne jusqu’à 22 heures, ce qui leur laissait encore une heure pour nager.
Quand Félix arriva au bord du bassin olympique, deux nageurs nageaient la brasse papillon, chacun dans leur ligne d’eau, pendant que l’entraîneur les chronométrait. Félix décida de s’assoir dans les tribunes pour profiter du spectacle. Il tenta de deviner lequel des deux nageurs était Noah. Il misa sur le nageur qui arrivait en tête, et son pronostic se révéla exact. L’autre nageur le rejoignit, et l’entraîneur passa cinq minutes à les briefer sur leurs performances. Le bassin était presque désert et le maître-nageur s’activait à ranger dans le chariot les frites et les planches. Après le départ de l’entraîneur, Félix attendit sagement que Noah vienne le chercher dans les tribunes. Les piscines l’avaient toujours mis mal à l’aise, mais ce soir l’ambiance détonnait avec ce qu’il connaissait. L’endroit était presque désert et les puissants projecteurs du bassin renvoyaient des reflets irisés vers la surface de l’eau. Tout lui semblait irréel.
— Alors Félix, prêt pour la première leçon ?
— Oui, mais l’eau… c’est pas vraiment mon élément !
— Tu vas apprendre à l’apprivoiser ! Tu vas voir, c’est facile …
Félix lui était reconnaissant de banaliser son appréhension de l’eau car il gardait un souvenir traumatisant de ses premiers cours de nation avec un maître-nageur qui avait pris un malin plaisir à lui maintenir la tête sous l’eau, histoire de l’aguerrir.
Il suivit Noah dans le grand bassin où on avait pied au début.
— Montre-moi d’abord si tu sais flotter sur le dos.
— Je fais la planche ?
— Oui, tout simplement.
Mais pour Félix rien n’était simple dans l’eau. Bien sûr il aurait aimé se tenir d’une main au rebord du bassin mais il ne voulait pas non plus se blâmer devant Noah. Il prit sur lui et se laissa glisser sur le dos en faisant des mouvements rapides avec les bras pour maintenir sa tête hors de l’eau.
— C’est bien. Maintenant tu vas arrêter les mouvements avec les bras. Tu fais le mort.
Félix ne voyait pas bien comment on pouvait flotter dans l’eau sans bouger les bras ou les jambes. Après une première tentative sans bouger, il but la tasse et se releva en crachotant.
— T’es sûr que c’est nécessaire cet exercice ?
— Absolument. Mais le plus dur pour toi c’est de lâcher prise pour flotter en confiance. Je vais t’aider.
Noah s’approcha de lui et glissa ses bras sous le dos de Félix qui s’accrochait à son regard.
— Voilà, c’est bien. Maintenant tu tends les jambes et les bras en croix, et tu regardes le plafond. Je vais laisser mes bras sous ton dos au début.
Félix suivait docilement les consignes de Noah. Ses bras le rassuraient. Sa voix l’encourageait. Il ferma les yeux pour se concentrer sur ces bras et cette voix. Il flottait sans appréhension à son contact. Les oreilles immergées, il entendait les sons lointains de sa voix. Jamais encore il n’avait éprouvé cette sensation de bien-être. Il ne se sentait plus seul face au monde. Libéré de sa carapace à toujours devoir contrôler et cacher ses émotions. Son esprit et son corps flottaient, libres et confiants. Il dut se forcer à rouvrir les yeux pour se reconnecter à la réalité.
— Tu vois que tu y arrives !
— Oui, mais là on triche !
— Non, c’est juste la première étape.
— Et c’est quoi la prochaine étape ?
— Tu vas refaire la même chose et moi je ferai pareil juste à côté de toi.
Félix ne désirait qu’une chose, revivre cette sensation. Le voyant inquiet, Noah l’aida à se positionner en plaçant un bras sous son dos et une main sous sa tête.
— Voilà, c’est bien. Maintenant fais-moi confiance et ferme les yeux.
Tout en maintenant son bras tendu sous le dos de Félix, Noah bascula à son tour sur le dos. Il continuait à lui parler des vertus de l’eau. Leurs deux corps flottaient parallèles. Puis il fit glisser ses deux mains jusqu’à la nuque de Félix et se positionna dans son prolongement de sorte que leurs têtes se touchaient.
— Et maintenant laisse-moi te guider dans l’eau profonde. Ne fais rien. Laisse-toi faire.
Félix se sentait tellement bien qu’il l’aurait suivi dans des profondeurs abyssales.
Noah vint se placer à sa droite, passa son bras gauche sous l’aisselle de Félix pour que sa tête repose contre son épaule et se mit à le tracter de son bras libre en dos crawlé vers l’eau profonde. La tête calée au creux de l’épaule de Noah, Félix n’opposa aucune résistance devant la puissance qu’il déployait dans son crawl. Maintenant Félix contre lui, il se propulsait à la force d’un seul bras dans un mouvement qu’il étirait à l’extrême. Le sillage laissé par ses rapides battements de jambes donnait à Félix une sensation grisante et il vivait chaque seconde comme une petite éternité.
Arrivé au milieu du grand bassin, Noah s’immobilisa sous Félix et lui demanda d’une voix essoufflée de reproduire à présent les mêmes mouvements que lui. Les jambes et les bras en étoile, leurs corps flottaient parfaitement symétriques. Enfin Noah se déroba sous Félix pour le laisser flotter seul et confiant au milieu du bassin. Et Félix n’en revenait pas de flotter libre et léger.
Noah s’amusait à plonger sous lui pour refaire surface de l’autre côté avant de disparaître à nouveau. Et Félix se sentit capable de toutes les prouesses aquatiques sous le regard de l’ami bienveillant. Il s’immergea à son tour dans l’eau pour rejoindre Noah qui le prit par la main, et ils s’enfoncèrent à deux dans l’eau. Félix ouvrit les yeux et vit Noah qui brandissait un pouce levé pour le féliciter.
Quand ils refirent surface, Noah vint le soutenir pour l’aider à retrouver son souffle. Mais Félix avait les yeux qui brillaient, il aurait voulu avoir des branchies pour rester très longtemps sous l’eau avec Noah. À l’extinction des projecteurs ils quittèrent le bassin à contrecœur.
Après cette première expérience ils décidèrent de se retrouver dans l’eau tous les samedis soirs. Un rituel qui rythmait les semaines de Félix. Chaque samedi soir il se retrouvait en apesanteur avec Noah qui lui apprenait comment évoluer dans l’eau en mettant son mental au service de son corps.
Au fil des semaines ils développèrent une complicité aquatique dont Félix se demandait s’il pourrait s’en passer si elle venait à disparaître. Dans l’eau il faisait peau neuve grâce à Noah. Souvent il arrivait une demi-heure en avance pour le regarder nager. Le dos crawlé était sa nage de prédilection, et Félix avait l’impression de voir la séquence en accéléré tant ses moulinets de bras étaient rapides.
Le samedi qui précéda les vacances de printemps, Noah lui annonça que la fédération française de natation l’avait sélectionné pour les championnats de France junior dans la discipline du 100 m dos crawlé. Et qu’il avait postulé pour une orientation en classe de seconde sport étude dans le pôle espoir natation à Brest. Félix s’étonna du manque d’enthousiasme de Noah à l’idée de rejoindre ce pôle d’excellence qui allait lui ouvrir les portes de la compétition de haut niveau. Et malgré le choc encaissé à l’annonce de son départ, Félix lui manifesta sa joie de voir ses longs efforts récompensés.
Mais depuis la nouvelle de son départ, les rencontres du samedi soir étaient moins insouciantes. Noah affichait souvent un air songeur, et quand il souriait, Félix voyait de la tristesse au fond de ses yeux.
En revenant des vacances de printemps, Noah avait insisté pour lui apprendre des exercices en apnée, et Félix commençait à bien se débrouiller. Pour évoluer plus librement sous l’eau, Noah lui avait appris la technique d’ondulation avec palmes. Ils aimaient nager côte à côte au fond du bassin, et Noah communiquait avec lui par gestes et signes. À travers ses lunettes de piscine, Félix aimait décoder ce nouveau langage. D’abord un signe à la fois, et progressivement un enchaînement de signes, comme s’il lui apprenait un nouveau vocabulaire pour faire des phrases sous l’eau. Il comprenait quand sa main signait : moi, toi, onduler, bien-être, sur le dos, sur le ventre, une demi-longueur, félicitations, remonter.
Au bout d’un mois d’entraînement, Félix parvenait sans problème à tenir une longueur en apnée.
Un soir Noah lui montra deux doigts après la première longueur. Devant l’hésitation de Félix, il lui fit signe de s’accrocher à ses épaules. Et il le tracta sur la deuxième longueur en accélérant la cadence des ondulations pour abréger l’apnée.
C’était ensuite devenu un rituel pour conclure chaque séance sous l’eau. Les premières fois Félix s’était agrippé aux épaules de Noah pour se laisser tirer. Puis pour optimiser la progression, il avait enlacé son torse pour onduler au même rythme que lui.
Les semaines qui suivirent, ils partagèrent sous l’eau cette intimité silencieuse, qui cessait dès qu’ils regagnaient la surface.
Au mois de juin ils vécurent les dernières séances avec une certaine gravité. Sous l’eau Noah signait des phrases qu’il n’aurait pas su exprimer à la surface.
Toi et moi on est forts ensemble. Triste sans toi. Partir me déchire le cœur.
Quand arriva la dernière séance avant les vacances d’été, Noah lui fit ses adieux sous l’eau. Dans l’élément où il excellait et toujours se surpassait. Libre et confiant avec Félix, à l’évidence. Des adieux pour lui prouver la force du lien qu’ils partageaient à l’abri du monde.
Ensemble sous l’eau.